Raga – Approche d’un continent invisible – J.M.G LE CLEZIO – Seuil – novembre 2006

Quel territoire J.M.G Le Clézio n’a-t-il pas traversé et/ou séjourné entre les Amériques, l’Afrique, l’Océan indien, l’Extrême-Orient et bien d’autres. Il en restait un. En 2006, il publie Raga, Approche d’un continent invisible, « Invisible car les voyageurs qui s’y sont aventurés la première fois ne l’ont pas aperçue et parce que, aujourd’hui elle reste un lieu sans reconnaissance international, un passage, une absence en quelque sorte. » Il s’agit de l’Océanie qu’il l’éclaire avec sa curiosité, son empathie, son savoir, son intelligence et son expérience qui nourrissent sa réflexion sur la place de ce continent toujours invisible et de ses habitants dans une mondialisation qui met en péril son existence même.

Avec son écriture dont la précision se fond avec le naturel, Le Clézio ouvre de nombreuses portes de ce continent invisible grâce aux personnes qu’il a rencontrées comme Matantaré, assise au centre d’une pirogue, « (…) enveloppée dans sa natte qui tient contre sa poitrine son premier enfant, bébé de six mois qui dort la bouche fermée sur le bout du sein. » Comme Charlotte « dont tout indique sa condition modeste, sa robe à fleurs usée, ses pieds nus dans des tongs usées (…) qui est la militante des droits des femmes à Raga. » Il y a aussi les villages comme Ilamre, « le village en l’air », loin de la côte « où règnent les tempêtes, la peur des invasions, les fièvres, les moustiques (…) » mais aussi des tremblements de terre qui ont fait s’écrouler les nouveaux édifices en béton armé alors que l’habitat en bois et feuilles n’a pas bougé. Sous l’impulsion de Charlotte, le travail des nattes s’est renouvelé et faisait l’objet d’échanges contre d’autres objets, de la nourriture et parfois vendues contre de l’argent.

Le mode de vie traditionnel perdure car intimement adapté aux conditions matérielles, géographiques et culturelles locales façonnées au cours des siècles. Le choc avec l’arrivée des explorateurs européens a dégradé profondément la vie quotidienne dans ces îles. Le premier contact est radical : « Lorsque les pirogues (des Mélanésiens) s’approchent des navires (des explorateurs européens), l’équipage a reçu l’ordre de tirer au mousquet sur les premiers à leur portée. Une couleuvrine, un canon léger achèvent de semer la panique les curieux. Ils se soumettent, remettent aux arrivants tout ce qui peut calmer leur colère. » Rapidement, les Mélanésiens et les Polynésiens mesurent la supériorité des armes et des navires des explorateurs et préfèrent « quitter le rivage et se réfugier à l’intérieur des terres. » Ces dangereux voyageurs apportent, leur morale, leur civilisation, et une arme fatale, les épidémies qui ont entrainé une explosion de la mortalité des peuples locaux. Ces colonisateurs prétendaient apporter la « civilisation » à ce peuple mélanésien alors que tout cela les entrainait vers l’asservissement. Le Clézio narre avec précision d’autres actes des colonisateurs – le travail forcé, notamment – et fustige ce qui est encore trop souvent considéré comme une preuve de la supériorité de la civilisation occidentale.

Le Clézio explore, thème par thème, les éléments de cette civilisation qui s’est développée au plus près d’une nature difficile à mettre en valeur, ni à contrôler mais toujours à préserver, ce qui fait de Raga un jardin autour des taros, des ignames, des palmes, du manioc, des manguiers, des goyaviers, des orangers… Pour les Mélanésiens, « les plantes n’existent pas seulement pour nourrir les hommes et les soigner, elles forment une partie de l’ensemble du monde vivant (…) les plantes sont des êtres vivants. Elles ont été pareilles aux humains à un moment de l’existence. Le kawa est la plante liée au peuple mélanésien, à son histoire, à ses rêves. C’est la plante qui donne la paix ».  On est loin des cocotiers alignés au bord de la mer.

Le continent invisible, c’est « la conjonction d’une nature violente et de la douceur des hommes qui y habitent. » Ce sont les nombreux contes où des animaux jouent un rôle symbolique primordial, c’est le mystère toujours présent, c’est l’art de la résistance, toujours renouvelé.

Méprisée par l’Occident conquérant et satisfait de lui-même, la civilisation mélanésienne, depuis plusieurs siècles, a été exploitée, dévalorisée au point de la rendre insignifiante, juste bonne pour proposer des images éculées pour complaire majoritairement à l’Homme blanc ou bien pour déchirer le ciel avec un gros champignon thermo-nucléaire.

Le Clézio sollicite en permanence l’imaginaire du lecteur pour l’inviter à changer de paradigme. Toutes ces îles, où qu’elles soient, Caraïbes, Mascareignes, Mélanésie, le plus souvent considérées comme des prises de guerre par la civilisation occidentale pour les modeler à son image ou les exploiter à fond, ces îles n’ont pas de passé historique idyllique. « Lorsque dans l’immensité des océans sera restaurée la liberté, c’est-à dire l’échange commercial, culturel et politique trop longtemps interrompu, alors recommencera à exister ce continent invisible que parce que nous étions aveugles. » Le temps viendra, alors, de reconnaître ces peuples et la richesse de leurs cultures multiples

 Raga – Approche d’un continent invisible – J.M.G LE CLEZIO – Seuil – novembre 2006 – 144 pages – 18 €

J.M.G. Le Clézio

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