
Antoine des Gommiers était un devin respecté et écouté, il y a longtemps. Il vivait dans les montagnes haïtiennes, aux Gommiers. On lui attribuait – on lui attribue encore – des pouvoirs pour changer les destinées, « (…) il avait prévu l’essentiel (…) tout vu venir, le meilleur et surtout le pire. » ; il était le « (…) seul homme à être entré dans la langue et le parlé populaire (…) » Tony et Franky sont deux de ses descendants, selon les affirmations de leur mère, Antoinette. Loin de la montagne, ils vivent tous les trois à Port-au-Prince, capitale livrée à la pauvreté et à la violence. (…) Deux gosses et un petit commerce ambulant. Trois bouches à nourrir, même si de toute une vie, je ne t’ai jamais vue manger vraiment » (page 29). Les deux frères diamétralement opposés : «« Toi Franky, fainéant. Toi Tony, inculte ».
Tony, est « (…) un enfant des tap-tap, du marché pressé de la Grand-Rue. De la sale ville. Ici, pour durer le temps d’une jeunesse, il faut naître gangster ou pute. » « La nuit, il reste quelques commerces plus illégaux que ceux du jour. Quelques clients et quelques putes assez âgées et abîmées pour être les mères de leurs clients»..
Franky, le frère cadet, est handicapé. Bloqué dans son fauteuil roulant, depuis sa petite chambre, il veut raconter la vie de Antoine des Gommiers, pour pouvoir écrire sur son île au passé chaotique et prestigieux, au présent tout aussi chaotique mais délétère. « Même dans l’errance ou le sur-place, on ne peut pas vivre sans repères. »
Les voix de Tony et de Franky s’alternent tout au long du livre et parfois se rejoignent quand il s’agit d’Antoinette, leur mère, morte en traversant la Grand Rue de Port-au-Prince. Ses deux voix livrent deux paroles différentes sur la réalité haïtienne, celle de Tony, plaquée sur le concret, voire très brutale, relatant sans filtre les abymes concrètes de son île ; celle de Franky, remplaçant la réalité quotidienne par la puissance des rêves, des contes, dans la puissance des mots qui se libèrent en remontant vers le passé pour raconter la vie de cet ancêtre mythique, Antoine des Gommiers.
Tout le livre est parcouru par cette différence de registres, le mythe et la réalité qui parfois se mélangent, s’articulent, se repoussent. Lyonel Trouillot offre les mots, les phrases pour évoquer les personnages, les légendes, les drames, la violence qui ne cessent pas de se mélanger, de se dissoudre, de ressurgir, en dehors de toute rationalité si ce n’est celle, impérieuse et implacable, de la pauvreté. Et parfois, passent en s’enfuyant, les phrases de la beauté et de l’amour filial. « Toi, colonne, tu t’arrangeras avec les mots pour faire en sorte que la veillée soit la plus belle de toutes ».
S’arranger avec les mots, c’est ce que Lyonel Trouillot a réalisé mieux que jamais dans Antoine De Gommiers, dont l’écriture me semble la plus belle de toutes celles de ses autres livres, pourtant vraiment déjà exceptionnelles. Pour celles et ceux qui ne connaissent pas la littérature haïtienne, la lecture de Antoine De Gommiers est une très belle façon de la découvrir dans toute sa richesse et sa singularité.
Antoine des Gommiers – Lyonel Trouillot – Actes Sud – janvier 2021 – 208 p.- 18 €
