Chavirer – Lola Lafon – Actes Sud – août 2020

Les paillettes, elle ne les voit plus sur l’écran du poste de télévision familial. Elles sont sur sa peau, ses cheveux, lançant des étincelles de lumière. Cléo, treize ans, qui vit modestement avec ses parents dans la banlieue parisienne en 1984, voit son rêve devenir réalité : faire partie des danseuses qui se trémoussent derrière les stars de la chansonnette française dans les émissions du samedi soir de Michel Drucker. Derrière son sourire de façade, son corps souffre, le rêve devient réalité et cauchemar, son corps est désiré de loin et de près.
C’est cette désappropriation du corps qui est le sujet de ce livre, sous forme quotidienne plus ou moins anodine ou sous forme beaucoup plus morbide.

Elle veut déjà devenir pro, au prix d’un quotidien militaire, d’une obéissance sans questionnement à Stan qui dirige un cours de modern jazz dans le cadre de la MJC de sa banlieue. Une certaine Cathy, représentante d’une Fondation, la repère. Et lui promet un avenir de danseuse vedette « Le futur ressemblait à une ivresse » … et l’accompagne dans les différentes étapes pour y parvenir en la rendant la plus visible possible, lui apprenant les codes de la séduction, de la culture (lire L’Amant de Marguerite Duras) et de l’obéissance nécessaires pour devenir objet de désir. Elle est intégrée dans ce milieu en devenant une fille « Galathée », du nom de la Fondation où travaille Cathy. Elle se laisse embrasser pendant un déjeuner par Jean-Christophe, membre de « Galathée ». Les déjeuners sont l’occasion de tester sa capacité d’adaptation. Laquelle ?

Cléo parviendra à s’adapter, à franchir une partie des marches pour accéder, non pas à la célébrité, mais à la quasi-perfection de ses prestations de danseuse. Elle pousse son corps poussé à bout durant ses prestations sur scène, entre collège, cours de danse et déjeuners, entre éducation et prédation, Cléo que la caméra choisit « zoomant sur sa peau scintillante, découpant la danseuse en vignettes dorées : seins, cuisses, fuselage d’une taille prise au plus serré, Cléo en pièces détachées, offerte à la France du samedi soir. » Quand elle n’est plus la proie, Cléo devient la rabatteuse d’autres jeunes filles comme Betty qui rejoint Cléo.

L’écriture de Lola Lafon, limpide autant que virtuose, rend compte de cette réalité qui en cache une autre, celle de cette vie qui fait chavirer Cléo, sa famille inconsciente, admirative et soupçonneuse, celle de Betty, miroir flou de Cléo. Chavirer n’est pas couler, ce n’est pas non plus oublier. Cléo rencontre Lara dont elle tombe amoureuse et qui tente de lui faire quitter ce milieu toxique. Cléo garde sa souffrance « celle d’une ancienne gamine à qui des adultes avaient enseigné la solitude des trahisons. » Bientôt quinquagénaire, Cléo se marie.

Grâce au mouvement Me Too, la vérité sur le sort des danseuses de revue émerge, difficilement, mais elle émerge. Trop tard pour les condamnations ? Le sort des danseuses de revue est révélé et les dirigeants de la fondation Galathée sont condamnés. Lola Lafon propose une citation tirée d’un roman de Kundera : « Rien ne sera pardonné mais tout sera oublié. » Faut-il s’en satisfaire ? Ce roman implacable, touffu parfois mais toujours perspicace, ne propose aucune réponse péremptoire au sujet des victimes toutes en contradiction. Les dures et splendides dernières pages qui se passent dans un prétoire balancent entre pardon intime et condamnation collective.

© Chavirer – Lola Lafon – Actes Sud. – août 2020 – 350 pages – 20,50€

Lola Lafon, lors du Festival Atlantide, au Lieu unique, à Nantes, en février 2018. Wikimedia Commons

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