
« Les oiseaux sont fous, qui traversent ma tête. Leurs ailes, un archipel de feu. (…) ». Ces premiers mots allument d’entrée l’éclairage donné par Tête Fêlée, jeune adolescente, narratrice de ce livre court et brûlant de fièvre. Elle vit à Port-au-Prince, capitale de Haïti, en décomposition continue depuis plusieurs années, due en grande partie à la mainmise de gangs surarmés, face à un pouvoir central aussi compromis que faible. Le père de Tête-Fêlée (qui n’est pas son père naturel) fait partie d’un de ses gangs, et se demande, parfois ce qu’il « a fait de sa lumière humaine ». Il ne cesse de dire à sa fille, « Tu seras seule dans la grande nuit. ». Sa mère, Fleur d’Orange, « n’ose pas parler, n’a jamais coupé sa langue inerte (…) mais « (…) son corps est devenu une fête pour l’alcool. »». Tête Fêlée s’endort. Le lendemain matin, elle va à la fontaine pour la corvée d’eau . « La veille, elle s’était démenée quatre heures, entre scandale verbal et confrontation des corps pour rapporter un seau d’eau. ».
En contrepoint, Tête Fêlée tombe amoureuse d’une de ses camarades, Silence, « son espoir d’eau fraîche ». Elle tente de lui écrire sans cesse pour exprimer le mieux possible son amour. « J’ai des roses coincées dans le cœur pour Silence, des papillons au coin de yeux pour lui dessiner, je rêve d’avoir la tendresse pour m’approcher de sa beauté, j’espère me muer en rosée pour convenir à son aurore. » Elles font l’amour, scène évoquée par l’auteur avec infiniment de tendresse et de sensualité. Mais Silence prendra l’avion un jeudi pour New-York. « L’amertume mangera à ma table tous les jeudis » .
Tête Fêlée retrouve son quartier, où « (…) il y a un parfum humain qu’on aimerait tant partager et l’odeur du cafard qui asphyxie nos paroles. ». La description qui en est faite est hallucinatoire, mais en enveloppe toute la réalité . « Nous sommes des corps mêlés dans les ferrailles de la nuit, les voix en mal de chanson douce, nous sommes ce quartier, en attendant d’être torché. » .
On pourrait lire Soleil à coudre seulement comme un éclairage violent et vertigineux sur ce que devient Port-au-Prince, en état de déréliction, s’enfonçant sans pouvoir sortir de cette situation morbide. Le sexe est le plus souvent vénal et devient une des marques du pouvoir quasi illimité des chefs de gang et de leurs affidés.
Mais faut-il continuer à raconter « l’intrigue » de « Soleil à coudre », dont les mots sont des sésames toujours renouvelés pour décrire, ressentir, se laisser infiltrer par le chaos parfois orgiaque décrit dans ce livre, dans ce pays où le soleil ne brille le plus souvent que pour être à coudre. La violence de l’écriture de Jean D’Amérique est à la mesure de la situation de Haïti. Il rejoint ses ainés contemporains, Yannick Lahens, Lyonel Trouillot,… dont j’ai souvent parlé dans ce blog. Il poursuit brillamment le chemin tellement singulier dans lequel la littérature haïtienne s’est engagée, en le renouvelant dans une écriture sensuelle, et une narration au rythme fiévreux.

Un commentaire sur “Soleil à coudre / Jean D’Amérique / Éditions Actes Sud – 2021”