L’oubli – Philippe Forest – Gallimard (2017)

Un matin, un mot m’a manqué.
C’est ainsi que tout a commencé.
Un mot.
Mais lequel, je ne sais pas.

Les premiers mots de ce livre sont aussi froids que coupants. Annoncent-ils la description de la perte de la mémoire qui accompagne la descente vers la vieillesse ? Philippe Forest est trop subtil pour se livrer à une telle banalité. Il revisite l’oubli dans toutes ses facettes.

Dans les premières pages, le narrateur essaie de retrouver ce mot, d’abord comme un morceau de puzzle perdu. Puis il se rend compte que, derrière le mot qui manque, la chose n’existe plus. Il ne reste que le vide, « un trou, minuscule, presque imperceptible, ténu comme une tête d’épingle, susceptible seulement d’être aperçu en transparence : mais, à l’intérieur duquel l’univers tout entier semblait, ce matin-là, sur le point de glisser, de sombrer l »

Il séjourne dans une île où le ciel et le sol ne se distinguent guère, où les collines miment les nuages, où la mer se perd, où le paysage s’absente, s’oublie presque lui-même. Une île où « chaque chose est susceptible de passer pour une autre. Il suffit de changer le nom qu’on lui donne. » Il se met à la recherche de ce mot perdu dans les dictionnaires qui sont supposés en proposer une définition. Quant à la médecine, elle ne lui propose comme réponses que la sénilité, la rupture d’une veine. A force de chercher, les mots et les lettres se décomposent. Ce n’est pas le nouveau langage de notre époque qui va empêcher l’oubli en ne produisant « (…) que du bruit, pour le seul plaisir de meubler le silence. Un vacarme assourdissant qui raisonnait dans toutes les cervelles : sans queue ni tête, sans rime sans raison. »

Un appareil photo lui révèle images, formes et figures car « L’image dit plus vrai que les yeux ». Elles constituent un passé et prennent la place du mot sans toutefois le révéler. L’oubli creuse un vide dont on ne sait d’où il vient, de quoi il est fait et de quel manque il est la trace. Il se replonge dans les livres dont il dit ne rien attendre, découvre par effraction un grand labyrinthe mental à explorer et se consacre exclusivement à ce palais de sa mémoire. D’impasses en escaliers, il se met à se rappeler, s’égare dans ses souvenirs. « Mieux je me rappelais, moins je me rappelais » .

Le présent refait surface quand le narrateur rencontre, au cours d’un concert, une femme dont il avait admiré la silhouette au bord de la mer.  Elle le suit. Ils s’aiment.

Ce livre ouvre la porte à ce que l’oubli parvient à dévoiler :  le vertige, l’abandon de ses propres certitudes, car « (..) la nuit seule renferme les deux grands secrets du bonheur : le plaisir et l’oubli. » Avec son écriture dont les méandres suivent la pensée et invitent au silence, Philippe Forest va loin au-delà des évidences qui bouchent l’horizon. Il dévoile ce paradoxe que seul l’oubli « conserve sauf le souvenir de ce que l’on a vécu, de qui l’on a aimé.» (Ici, sauf veut dire intact, mais on peut penser que l’auteur a joué sur l’ambiguïté de ce mot ).

L’oubli est un livre qui relève aussi bien de la raison que de l’incantation, qui renverse les évidences, qui donne le vertige. Est-ce un jeu ? Une provocation ? Ou bien l’oubli est-il la porte à franchir pour « redonner paradoxalement une signification systématique à la réalité » ?. Est-il le moyen de « visiter le passé qui ne me revenait qu’à ces occasions où mon attention se détournait de lui » ?  De cet éloge de l’oubli, on peut en sortir profondément désorienté ou enthousiasmé par la découverte du labyrinthe mental  qui gouverne nos pensées, nos souvenirs, nos actions, dont il faut trouver la porte de sortie pour retrouver le monde. Et, chaque matin, la personne à aimer…

Philippe Forest est un provocateur avisé : il déstabilise son lecteur tout en lui donnant des pistes pour mieux le comprendre. Et offre, en prime, des pages splendides sur les rapports amoureux avec la femme qui l’a rejoint. « Que fait-on au lit ? On aime, on dort, on rêve, on lit. Ce qui revient plus ou moins au même si l’on y réfléchit ». A ne pas oublier !

© L’Oubli de Philippe Forest, Gallimard, décembre 2017, 240 p., 19€

Philippe Forest (photo France.tv)

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