Cette phrase, qui paraît être une évidence, est prononcée par une des rescapées du génocide cambodgien perpétrée par les Khmers rouges entre avril 1975 et janvier 1979, faisant entre 2 et 3 millions de morts sur une population totale de 8 millions d’habitants.
L’important, c’est de rester vivant est le titre du film documentaire réalisée par la journaliste cambodgienne, Roshane Saidnattar, qui a elle-même vécu cette période à l’âge de 6 ans. Je l’ai vu lundi soir, au Reflet Médicis à Paris, suivi d’un débat en sa présence et celle de sa mère, ainsi que des producteurs français et cambodgiens du film. Son objectif de départ était d’interviewer Khieu Samphân, qui a été le président du Kampuchéa Démocratique, nom que les Khmers rouges avaient donné au Cambodge. Quand cet interview a été réalisée, Khieu Samphân était paysan dans une région où de nombreux Khmers rouges avaient trouvé refuge. Il s’inquiétait de la pluie nécessaire au maïs et au sésame, de son élevage de canard. C’est après bien des tractations et un long travail d’approche pour ne pas éveiller la méfiance de Khieu Samphân que Roshane Saidnattar a pu l’interviewer longuement, en passant plusieurs semaines dans sa maison. Elle n’avait pas dit qu’elle avait été victime du régime des Khmers rouges, Khieu Samphân croyait qu’elle vivait en France à cette époque.
D’où cette interview hallucinante où l’un des responsables de l’un de plus atroces génocides du XXème siècle nie purement et simplement avoir été au courant de ce qui se passait dans le pays qu’il présidait alors que son compagnon d’études en France, Pol Pot, était son Premier ministre. Etre président pour lui, c’était s’entretenir de temps en temps avec le roi Norodom Sihanouk et répartir les quelques provisions et fournitures auprès de la population de Phnom Penh qui avait été vidée de ses habitants le lendemain de l’arrivée de Khmers rouges : juste un simple travail de magasinier, dit-il lui même.
Quand Roshane Saidnattar lui demande s’il pense avoir une quelconque responsabilité dans le massacre de la population, il répond clairement : « Non, je n’étais au courant de rien, je n’ai rien vu ! ».
Cet interview est précédée et ponctuée par des images d’archives, terribles et souvent inédites, montrant la responsabilité directe de Etats-Unis alors présidée par Nixon et celle de la Chine sous le règne de Mao, la brutalité des bombardements américains, l’absurdité totale du régime de Khmers rouges, la souffrance épouvantable du peuple cambodgien.
Alors que ce n’était pas son attention au départ de ce film, Roshane Saidnattar décide d’aller retrouver le village où elle a été déportée avec sa mère. Le visage de ces deux (belles) femmes approchant le village, reconnaissant telle maison, telle rivière, tel arbre, … s’embue progressivement de larmes sliencieuses. Puis ce sont les retrouvailles avec les anciens voisins, ceux qui ont survécu, ceux qui sont restés, toujours paysans. Ils ont retrouvé leurs terres et sont restés dans la misère. Alors que ceux qui étaient de la ville et qui y sont retournés, comme Roshane et sa mère, n’ont rien retrouvé mais ont pu reconstruire une autre vie. Devient palpable alors le fossé entre les paysans et les citadins, fossé qui peut expliquer en partie le succès militaire des Khmers rouges et le soutien apporté à leur régime par une partie des paysans. Sous les sourires, le ressentiment reste encore vif. Et le fossé qui traverse la société cambodgienne toujours important.
Le film se termine sur Roshane et sa fille qui la questionne sur la rizière où Roshane a véu les pires années de sa vie. Belle image de transmission.
Le débat qui a suivi la projection a tourné essentiellement autour du tribunal qui est censé juger les principaux leaders des Khmers rouges. Pour le moment, c’est un lampiste qui est jugé. Khieu Samphân a été emprisonné avant la fin même du tournage du film. dans des conditions qui semblent assez … confortables. Il n’a toujours pas été jugé et aucune date n’a encore été annoncée pour son jugement. Ne pas oublier que le Premier ministre actuel faisait partie des Khemrs rouges.
Ce procès peut-il être utile ? Il y a eu débat, mais la plupart des Cambodgiens présents souhaite un procès pédagogique pour que les jeunes comprennent et que cela ne puisse pas se reproduire.
Le témoignage qui m’a semblé le plus intéressant était celui d’un jeune français d’origine cambodgienne qui est allé dans son pays récemment. Avant d’y aller, il refusait cette image simpliste du Cambodge entre le pire – les Khmers rouges – et le meilleur – les temples d’Angkor. Il est allé avec ses parents dans le village où ceux-ci ont été déportés. Comme Roshane Saidnattar, il a ressenti les plaies encore ouvertes au sein même de la communauté villageoise. Il s’est posé la question de savoir si, finalement, « on n’était toujours le Khmer rouge d’un autre ? ». Cela montre combien tout le monde devait se méfier de tout le monde et, aussi, combien les failles traversent encore actuellement la société cambodgienne, derrière la volonté d’aller de l’avant. Il a évoqué aussi l’attitude de ses parents qui n’avaient pas beaucoup parlé de cette période à leur fils. Mais dans le village, ils montraient la maison, la rizière, les digues… tous les endroits où ils ont souffert le martyr. Leur fils a pu comprendre, enfin, ce que ses parents avaient vécu. Il s’est senti devenir Cambodgien.
Ce film est non seulement très intéressant, il est aussi beau et émouvant, avec une image et un son très travaillés. Il a reçu le Prix du meilleur film documentaire du Festival des films du monde 2009 de Montréal, dans la catégorie Prix du Public.
Un seul regret, il n’est visible que dans une seule salle à Paris, le Reflet Médicis, le lundi à 20 heures jusqu’au 23 septembre. DEPECHEZ-VOUS !
Pour tout ceux qui connaissent le Cambodge..
Le film doit être très émouvant..
Car rien que visiter le camp S21 à Phnom Penh, ça prend le ventre..
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ce n’est pas si évident que ça que ‘l’important c’est de rester vivant »… dans certaines circonstances , on se demande ce qui permet à l’homme d’avoir envie de rester vivant, d’ailleurs la question du suicide au travail (notamment) est là pour nous rappeler que tout le monde n’a pas forcément ce sentiment de l’importance.
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@ Ben – J’ai visité le camp S21 à Phnom Penh. Dans son extrême nudité, loin de toute mise en scène, avec les photos des quelques unes des victimes tuées en ce lieu, au milieu de ces arbres qui redonnent à ces bâtiments l’allure de l’école qu’ils étaient auparavant, on en ressort complètement sonné.
Il y a aussi les films de Rithy Panh (« S21 ou la machine Khmer rouge », « le théâtre brûlé ») qui sont également saisissants.
@ Alain – Ce n’est effectivement pas toujours évident de rester vivant. Cette phrase dans le film est l’expression d’une sorte de « miracle » au milieu des massacres (comme pour ceux qui ont survécu aux camps de la mort nazis), ce n’est même pas celle d’une volonté tellement l’arbitraire était total. C’est juste un constat « a posteriori » . Cela n’a rien à voir avec le suicide, quel que soit le chemin qui y conduit.
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