Éden Utopie – Fabrice Humbert (Gallimard)

eden utopiePour un écrivain, avoir une famille compliquée peut être un avantage. En la matière, Fabrice Humbert est particulièrement bien servi. Avec Éden Utopie (Gallimard), fresque familiale sur trois générations, il propose une réflexion sur la façon dont chacun s’inscrit ou non dans l’Histoire, celle de sa famille, celle de son pays, celle des courants de pensée, des idéologies. Plus particulièrement, il s’interroge sur les raisons et le cheminement qui mènent à l’engagement politique et social.

Au départ, à l’orée du XXème siècle, deux cousines vivent sous le même toit. L’une d’elle, Madeleine, couturière – c’est la grand-mère de l’auteur – épouse, à dix-huit ans, un ébéniste pour échapper à sa famille. Trois enfants plus tard, le mari, brutal et alcoolique, meurt. L’autre, Sarah, « sans beauté », épouse André Coutris, un ingénieur de Centrale, fils de bourgeoisie appauvrie par la guerre, rencontré à la paroisse protestante de Clamart. Mariage heureux, trois enfants. Le fleuve promet d’être long et tranquille.

Madeleine s’est remariée avec un électricien, André Meslé – un André, comme sa cousine. Le mariage fut heureux. Ils eurent deux enfants, dont Danièle, la mère de l’auteur. La vie était laborieuse mais régulière. Les deux familles n’habitaient pas loin l’une de l’autre, et se retrouvaient, après la Libération, dans une communauté utopique, la Fraternité, un «Éden Utopie »  influencé par le Protestantisme, sorte de creuset idéologique des deux familles. De cette communauté est sortie un certain Lionel Jospin…

Arrivent les années 60, l’augmentation du niveau de vie, l’émergence de la société de consommation, les institutions de la Vème République, la génération du baby-boom devenant adolescente… Puis, Mai 68.

Chez les « Meslé », personne ne manifeste. Alors que son frère n’a aucune appétence pour l’engagement, Danièle est trop occupée par son histoire d’amour avec celui qui sera, un an plus tard, le père de Fabrice, l’auteur.
Chez les « Coutris », la fille de Sarah et André, Michèle, manifeste avec son mari, sans opposition de son père, même s’ils n’ont pas les mêmes opinions. « Contrairement aux étudiants, Michèle et Christian avaient un métier. Mais cela ne les empêchait pas de vivre pleinement l’aventure, d’entrer dans les journées de mai comme dans un rêve révolutionnaire. » (page 73). Leurs quatre enfants perçoivent positivement les échos de cette euphorie.
Après la manifestation gaulliste du 30 mai sur les Champs-Elysées, « la révolution s’éteignit.(…) La vie reprit son cours.» (page 75).
Pourtant « (…) en réalité, mai 68 avait fait exploser une bombe à fragmentation dont les éclats allaient se ficher dans la génération à venir. On croyait que tout était fini alors que cela ne faisait que commencer. » (page 76). C’est l’histoire de l’une de ces « bombes à fragmentation » que Fabrice Humbert entreprend de conter.

Les parcours des deux branches de la famille sont divers, voire opposés : les descendants de Madeleine connaissent une certaine ascension sociale, surtout Danièle : belle et intelligente, elle épouse en secondes noces, Pierre, un homme appartenant au cercle restreint des chefs d’entreprise choyés par tous les gouvernements de la Vème République, quelle que soit leur couleur. On croise Michel Rocard, Dominique Strauss-Kahn « jeune universitaire brillant et barbu, avec de grosses lunettes, dont la maîtrise l’avait impressionné » (page 92). Pierre est un exemple très typique de la classe dirigeante française où la droite et le gauche se mélangent, hors période électorale, pourvu qu’elles soient modérées. L’auteur, encore jeune homme, est le spectateur distant, sceptique et fasciné de cette trajectoire conduisant aux sommets du pouvoir politico-économique. A la toute fin du livre, on découvre la complexité réelle de Pierre, qui, comme quiconque, ne peut se résumer à sa fonction sociale..

Mais le chemin est différent pour les descendants de Sarah, a priori à l’écart des incertitudes économiques. Thierry, le fils ainé de ses quatre petits-enfants, commence ses activités de militantisme d’extrême-gauche suivi par son frère Yves. Elise les rejoint. Elle rencontre Renaud, « fils égaré de la révolution (…) venant d’une famille ouvrière, avec dix frères et sœurs (…) vivant dans un deux-pièces dans le XXème arrondissement. » (pages 121-2). Thierry, Elise et Renaud militent dans Action Directe, le groupuscule d’extrême-gauche qui a tenté d’importer en France le type de militantisme ultra-violent de La Bande à Baader en Allemagne ou des Brigades rouges en Italie.

Fabrice Humbert est encore enfant quand ses cousin-e-s participent à ce militantisme extrême. Les parcours des deux familles divergent. Dans un curieux chassé-croisé (à la façon des Rougon-Macquart de Zola), les descendants de la plus pauvre des deux cousines, Madeleine, mènent une vie proche des normes sociales de l’époque, avec comme réussite sociale exceptionnelle, celle de Danièle. Les descendants de Sarah, qui avait fait un « beau mariage », subissent, quant à eux, de plein fouet les aventures révolutionnaires de Thierry et Elise  qui touchent, à des degrés divers, leurs deux autres frère et sœur. Les parents, Michèle et Christian, contemplent, sonnés d’effroi, le parcours de leurs enfants, dont ils se sentent en partie responsables. Thierry, à la fin du livre, donne une autre explication : le protestantisme qui « montre l’importance (…) d’une vie collective, et par sa rigueur, par sa volonté d’aller jusqu’au bout, il a préfiguré les militants rigides que nous allions devenir. » (page 262)

Avec ce travail d’enquête approfondie et ses propres souvenirs d’enfance et de jeunesse, Fabrice Humbert donne à la fois un implacable témoignage sur une folle aventure, et un vertigineux portrait croisé de deux familles, l’une perdant l’essentiel de ses repères alors que l’autre atteint les sommets économiques de la société de l’époque. Et surtout, il cherche à démêler tous les fils d’une histoire extrêmement complexe et essaie de découvrir les raisons intimes et sociales qui amènent chacun des membres d’une même famille à suivre un cheminement spécifique, voire contradictoire. « Qu’est-ce qu’un milieu social ? Une pénétration irrésistible de l’être par mille détails, mille conceptions du monde, mille pressions inconscientes qui nourrissent, forment, sanglent, enserrent, étranglent, pour le meilleur ou pour le pire. » (page 189). Le déterminisme social existe. Mais on ne sait jamais dans quel sens …

Éden Utopie fonctionne comme un album des photos familiales montrant des traces de vie à décrypter et à comprendre en les resituant dans leur contexte. D’où le côté parfois décousu du livre, entre rapports d’entretiens avec des membres de la famille, évocation rêveuse à partir de photos symboliques et rappel de faits réels et dramatiques des années 80/90. L’auteur brouille les cartes entre personnages célèbres et souvenirs personnels de son enfance et adolescence peuplées de points d’interrogations. Il interrompt parfois son récit en se livrant à quelques réflexions personnelles comme celle du «sourd éclat des royaumes souterrains. » (page 246). Et raconte sans emphase comment pourquoi « (…) le titre d’écrivain me semblait une chevalerie plus miraculeuse, plus admirable et plus rare que celui de ministre. » (page 233). Ce mélange fait de ce livre un objet littéraire inattendu …

Il s’achève sur deux évocations : celle de Lionel Jospin, proche des deux familles au sein de cette Fraternité de l’après-guerre ; et celle des deux cousines à l’approche de leur mort, Madeleine et Sarah, génitrices de ces deux familles aux destins croisés, du paradis à l’enfer avec aller-retour.

Avec Éden Utopie, Fabrice Humbert se livre à une réflexion très personnelle sur les utopies de certains, le pragmatisme des autres, qui accompagnent le destin de chacun dans un désordre constant. C’est passionnant. Et donne à réfléchir …

Fabrice Humbert - Crédits photo : C. Hélie / Gallimard
Fabrice Humbert – Crédits photo : C. Hélie / Gallimard

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