Les premières lignes de « Sur l’eau » de l’écrivain hollandais H.M. van den Brink évoquent une nuit où des avions bombardiers survolent une terre, une ville et de l’eau… Puis un été rayonnant, été de bonheur. Le lecteur est prévenu, ce mot ne reviendra pourtant pas beaucoup dans ce livre : « Bonheur ? C’est une chose dont il ne faut pas parler. Un mot de trop et il devient ridicule. Deux mots et il s’évanouit. » Et pourtant, il s’agit vraiment d’un livre sur le bonheur, un bonheur « fait de chair, de muscles, de soleil et de bois, d’eau et de pierres ». Ce bonheur est décrit en 180 pages ciselées comme ces pierres précieuses taillées à Amsterdam.
Mais ce bonheur n’a pas surgi en un jour. Anton, fils unique et malingre d’un couple modeste et effacé (« débordés par eux-mêmes » comme le note l’auteur) vivant dans un quartier de logements sociaux à Amsterdam, n’avait rien d’un champion au départ. Un jour, en traversant l’un des nombreux canaux de la ville sur les épaules de son père, il voit passer le spectacle magnifique et insolite de 8 rameurs qui filent comme une flèche dans un « mouvement souple et harmonieux« , mouvement prolongé par l’eau elle-même.
Quelque temps après, non loin de sa mère inquiète, l’enfant se trempe dans l’eau pour la première fois, tout habillé. Il ressent la « matérialité » de l’eau et le plaisir d’être dedans. Au retour, il se blesse sur un clou et saigne. Sa mère, un tantinet affolée par l’audace de son fils, le ramène à la maison.
Ces deux expériences marquent le point de départ de son aventure : sa fascination pour l’eau et les rameurs, mais aussi son éloignement progressif et sans heurt par rapport à ses parents qu’il aime toujours. Ces deux ferments lui permettront de vivre une expérience qui le dépassera lui-même. Quelques années plus tard, avec l’audace des timides, il franchit, accompagné par son père, une frontière sociale invisible mais bien réelle pour s’inscrire à une société d’aviron fréquentée par la bourgeoisie de la ville.
Si j’insiste sur cette première partie, c’est parce que, dès ce début, la description des sensations, des matières, des frontières est d’une justesse vraiment exceptionnelle. Et cela se poursuivra jusqu’à la dernière ligne du livre : la description de la souffrance du corps dans l’effort extrême, mais aussi du plaisir procuré dans ce même effort ; la description des mouvements, miroitements et scientillements de l’eau et celle du bateau, matériel rétif au départ et progressivement dompté et docile ; le portrait de l’entraîneur allemand, le Doktor Alfred Schneiderhahn, aux méthodes inhabituelles mais qui apporteront aux deux rameurs la consécration ; la description de la frontière toujours invisible mais toujours réelle qui le sépare des autres membres de la société d’aviron, venant de la bourgeoisie pour qui tout parait facile…
Et aussi la description de la fascination pour David, fils de cette bourgeoisie, avec qui il fera équipe pendant deux ans. Il lui semble supérieur en tout mais il deviendra son compagnon indispensable à leur victoire commune. Fascination sans effusion mais dont le trouble physique est juste sous tendu. Quelle perfection de délicatesse et de justesse dans le portrait de cette relation faite d’efforts et défis communs, où l’amitié presque muette est traversée de rivalité et complémentarité mélangées. Une histoire d’amour ? Rien n’est dit…
Arrive la dernière course, une course de championnat, alors que la menace de guerre se précise en ce bel été 1939. Elle est narrée comme une fugue avec, en surplomb, la visite des mêmes lieux détruits et abandonnés à cause de la guerre quelques années plus tard et le survol d’avions de guerre revenant d’un bombardement.
C’est poignant, sans aucune sentimentalité. C’est parfait.
C’est encore ma libraire de Paimpol, Valérie, de la librairie du Renard qui m’a conseillé ce livre qui m’était parfaitement inconnu. Comment l’aurais-je trouvé sans qu’elle me le propose ?