
Julien Gracq est-il un écrivain encore lu ? Mort depuis une quinzaine d’années à l’âge vénérable de 97 ans, il n’a pas voulu recevoir le Prix Goncourt en 1951 pour son livre resté le plus connu, Le Rivage des Syrtes. Ses livres furent traduits en 26 langues et publiés de son vivant dans la Bibliothèque de la Pléiade. Ils ont reçu une consécration critique hors du commun dans le milieu littéraire français. C’est dire son importance dans la littérature française du XXème siècle. Quinze ans après son décès, il est aujourd’hui toujours édité ou réédité.
Nœuds de vie est un ouvrage posthume, composé de fragments de prose à longueur très variables, regroupés en quatre thèmes : Chemins et rues, Instants, Lire, Ecrire, thèmes qui donnent un aperçu des sujets que Gracq a abordés tout au long de son œuvre.
Il y a une bonne trentaine d’années, je m’étais bien ennuyé en lisant Le Rivage des Syrtes tout en étant admiratif par la beauté de son écriture. Aujourd’hui, j’ai retrouvé tout au long de Nœuds de vie, cette écriture aussi richement démultipliée, quel que soit le sujet abordé. Cette écriture devient incisive voire cruelle quand Gracq, vieillard bougon plus ou moins grognant, essaie de décortiquer la fin du XXème siècle. Il affirme un étrange et beau principe en écrivant : « Le beau est ce qui dérange. » Au risque assumé d’être donneur de leçon, il peut parfois être drôle quand il rudoye humains et idées avec des mots qui valent balles de revolver ou jets d’encre,
Dans une très large part de ces fragments de prose, Gracq croque paysages, tics humains, rituels sociaux, notamment ceux du monde de la littérature, avec un féroce art de la dérision. Il rassemble aussi des pépites d’or d’observation des régions qu’il affectionne (ou non), comme cette observation dans la vallée de la Basse-Loire : « Pics neigeux, si acidement décapés par le ciel qu’ils semblent baigner dans une salive d’azur »
Et aussi, cette description plutôt positive dédiée à la Bretagne. « L’envie brusque m’a traversé, je ne sais pourquoi, d’être transporté aux pointes de Bretagne, dans le fleuve de vent acide, corrugant, qui décape les petites maisons blanches, sur la côte saliveuse et fouettée, vers la mer qui dans chaque échancrure grumelle et monte comme la neige des œufs battus. Là où les soleils du matin, que j’y aient adorés, sont plus blancs, plus crayeux qu’ailleurs, au pays du monde rajeuni parce qu’il semble sortir à chaque aube de l’écume. » .
Nettement plus coriace, Gracq écrit au sujet des rives du lac Léman que « (…)triste aussi sous le soleil est cette rive suisse sans caractère, avec ses pentes de vignes rongées par des lotissements, et cette dégringolade lâche de maisons vers la berge ; halo suburbain flottant autour d’un vide central, banlieue lacustre d’une capitale engloutie. »
Gracq a souvent des avis qu’on qualifierait aujourd’hui d’écologiques : « Le moment approche où l’homme n’aura plus sérieusement en face de lui que lui-même et plus qu’un monde entièrement refait à son idée – et je doute qu’à ce moment, il puisse se reposer pour jouir de son œuvre et juger que son œuvre était bonne » L’écho de cette phrase écrite en 1978 peut ranger Gracq parmi les grands précurseurs du discours de l’écologie.
En renforçant sa posture élitiste, il brocarde aussi avec férocité la littérature française : « Valery est le colosse de la pensée pour album ».Victor Hugo lui-même est « préposé aux chrysanthèmes laïques (dont) la pensée n’évoque le plus souvent, que le violent courant d’air qui traverse une trompette. ». Il pense que la littérature va s’éteindre avec le changement de millénaire.
Gracq aborde bien d’autres sujets dans « Nœuds de vie ». Pour celles et ceux qui n’ont jamais lu une phrase écrite par Julien Gracq, lire « Nœuds de vie » est une belle occasion pour découvrir une écriture dont la qualité poétique, évocatrice et aussi pamphlétaire permet au lecteur de ressentir des joies rares. Qu’importe si l’homme, parfois, se rapproche du misanthrope, seuls l’auteur et son écriture comptent.
Nœuds de vie – Julien Gracq – Editions Corti – janvier 2021- 176 pages – 18€
