
Il s’agit de la vie de l’auteur, Guy Régis Jr. Il est haïtien. Il ne ressent que l’expérience du vide. Ce livre pour le combler ? N’est-ce qu’une simple autobiographie ? Un récit de retrouvailles ? Enfant vivant avec sa mère à Liancourt, en Artibonite, à une centaine de kilomètres au nord-ouest de Port-au-Prince, il voit son père cinq fois durant son enfance. Ces courtes apparitions composent un livre aussi bouleversant qu’admirablement construit, réflexion sur le père absent, description de la mère courage, suggestion du désir. Et regard d’un enfant sur la société rurale haïtienne sous la dictature de Duvalier père. C’est un drame en cinq actes dont il s’agit, cinq arrêts sur images sur ce père par éclipse, et la volonté de « rassembler les bribes de ce récit que j’ai peine à composer en son absence. » … Et pour tenter de savoir si ce père l’aimait et comment il l’aimait.
« La première fois que j’ai vu mon père, j’avais trois ans (…) Une ombre opaque enveloppa tout mon corps, me souleva de terre. » Au contraire du soleil qui se lève chaque matin, le père est une ombre, ne lui donnant pas la moindre réponse à sa question « Qui es-tu ? » Le père est apparu pour disparaître et faire pleurer sa mère. Mais il l’a vu. Il ne ressent que l’expérience du vide. Tout le voisinage aussi, les voix des femmes raisonnaient sur l’histoire ; les hommes ne se sentaient plus concernés. L’enfant est intrigué. « Pourquoi ne pas vouloir s’en mêler ? Il s’agissait bien d’un homme dans l’histoire. D’un homme comme eux ? il s’agissait de mon père. » Sa mère, elle, a toujours été concernée par son fils. Elle était pour lui. Elle chantait pour lui. « (…) de tout temps, mère a toujours été avec moi. Elle et son chant. Pas mon sacré père. Avec mon père, il a toujours fallu que je le compte. Le temps, avec lui, il faut le compter. »
Quatre autres fois, son père apparait ou se laisse voir.
La deuxième rencontre était dans le regard échangé entre sa mère et son père. « Si j’avais pu, je me serais retiré, me serai effacé, ne plus être qu’une ombre. » Avec sa mère, il rentre à la maison, « (…) silencieux. Longtemps sans parole. »
« Ma mère était une femme de feu. Ma mère était ce qu’on appelle une femme possédée. » « Ma mère était une femme d’eau. « (…) plus la terre sombrait sous l’eau, plus elle marchait. » « Son chant était combat. Son chant était plainte. Son chant était d’acier, de fer. Son chant, sept fois, était le chant d’Ogou. »
Quand il encontre son père pour la troisième fois, le jour de sa première communion, l’enfant avait neuf ans. Sa mère l’avait conduit chez un photographe pour avoir une photo posée de son fils – est-ce celle qui figure sur la couverture du livre ? Son père réapparait après l’office, « (…) tout de blanc vêtu. Il était venu fêter ma sanctification » . Sa présence le gêne. Est-ce bien son père ? Est-ce le moment du pardon ? « C’est, homme, à moitié que je te pardonne. (..). Aucun homme, aucune femme ne possède la totalité de pardon. » Ensuite le plantureux banquet du village. Puis le bal. Les enfants courent. Le soir, ils doivent se coucher. Les adultes dansent encore. » Des jeunes gens arrivent pour danser. « Chez nous était le grand bal. Vous alliez danser. Vous rapprocher. Mêler ensemble vos corps. Moi, les autres enfants, nous allions dormir. »
« La quatrième fois où j’ai vu mon père, c’était pour me dire qu’il m’aimait » (page 125). C’était le temps des mangues. (…) Les mangues étaient mûres. Les gens rayonnaient de bonheur (…) ils dévorent des mangues à la pelle. » Une brusque révélation : « J’ai un père. Et, en plus, il m’aime, Mais il m’avait dit de ne rien dire. De garder cela pour moi seul.» Et se rend contre plus tard que son père lui disait qu’il partait. Donc de le cacher à sa mère à qui il dit tout, à qui il promet de ne jamais partir. De bavardes commères persifflent à propos de sa mère devant lui. Il rentre en larmes et revient chez sa mère. Promesse de présence : « Je ferai ce que dit mère : je ne partirai pas. Des années après, ai-je vraiment respecté mon serment ? »
« La cinquième fois où j’ai vu mon père, ce fut la dernière fois ». Un homme est debout prés de sa mère de l’autre côté de la rue. « Un monsieur tout bien habillé. Au bout de son bras, une malle, une malle en bois. Les mêmes malles en bois avec lesquelles on partait à cette époque. (…) les mêmes .» Une malle en bois comme celles que tous les jeunes hommes qui quittaient Haïti, où la pauvreté fait fuir les bras encore jeunes et les têtes encore bien faites.. Son père partait alors que les vieux, les femmes et les enfants restaient. Sa mère disait : « (…) laissez-les partir tous. (…) Qu’ils nous laissent notre pays sens dessus dessous. Après tout, c’est de notre faute si le pays est ainsi (…) Si le pays se fâchait, c’était pas contre le temps. Mais contre les hommes eux-mêmes, les hommes du pays. Les jeunes hommes s’en plaignaient. (…) Toujours ils étaient chez leurs parents à ne rien régler. » Ces hommes partent, ne savent pas s’ils reviendront. « Ce peuple qui rêvait d’eau, de clairières, de saisons vertes et d’horizons bleus. Tout ce peuple partait maintenant, insatisfait, bravant le large, la traversée. Partant, marchant, conquérir d’autres lieux. D’autres territoires éteints. Après ce départ, « Nous, les enfants, les femmes, nous avons écrasé le village sous des tonnes de fleurs. ». Et le dernier règlement de compte d’une symbolique violence, de la mère face au père. De la femme face à l’homme.
Ce livre est d’abord l’histoire d’un enfant dont le père reste un mystère. C’est l’histoire d’une époque difficile de Haïti que l’on peut dater de la période des dictateurs Duvalier et Fils. C’est la chronique de la vie quotidienne et son évolution au centre de Haïti, racontée sans céder à la tentation du pittoresque,. C’est aussi – et surtout- une profonde et fine analyse des émotions d’un enfant qui tente de décrypter qui est son père, qui est sa mère, quelle a été sa place au milieu d’eux. C’est une belle et intelligente façon de questionner la façon dont un enfant se construit une identité complexe entre tabous et secrets, entre frustration et lien quasi-organique. Et aussi une description magnifique de la vie rurale de cette époque en Haïti. Tout ceci servi par une écriture subtile sans être pédante.
© Les cinq fois où j’ai vu mon père – Guy Régis Jr – Gallimard (Collection haute enfance) – 2019 – 210 pages– 19,00 € (2350 gourdes en janvier 2020– monnaie haïtienne qui se dévalue chaque mois un peu plus par rapport au dollar)
