Dans sa jouissive préface, l’écrivain Olivier Rolin remarque que son ami Mathias Enard est un « écrivain pas assignable, qui échappe aux contrôles ». Avec ce petit livre écrit en 2016, Mathias Enard laisse effectivement son inspiration s’épanouir de Beyrouth à Moscou en passant par les Balkans, de la Pologne au massif du Pamir pour finir à Barcelone où il livre « une dernière communication à la Société proustienne ». Sous ce titre qui tient du canular, l’auteur écrit un texte sous forme de vers libres, accompagnés dans la marge de quelques annotations en écriture arabe et latine.
Ce livre n’a rien d’un canular. Il emprunte le sentier de l’humour, du clin d’œil. Il est une efflorescence de vers irréguliers où s’expriment réflexions littéraires, remarques politiques, sensations amoureuses, rencontres fortuites. Le premier chapitre évoque directement la guerre, celle où les balles sifflent et les canons tonnent à Beyrouth où « la trouille est une infection pulmonaire qui prend aussi le bide / et l’âme. » ; puis, le génocide juif en Pologne, là où« le lieu a dévoré tous les lieux, le nom a enfoui tous les noms » ; et la guerre des Balkans dans les années 90 où est « le consul de France, ivre sur le trottoir devant son consulat. ».
Le deuxième évoque un monde qui disparait, celui de l’enfance quand elle s’efface, « où la vie prend petit à petit son sens univoque / on commence à savoir qu’elle s’en va. » (page 52), celui d’un train « qui est une géométrie sonore. Il y a des heures qu’on ne voit plus rien. » ; et l’approche de l’Orient ; la steppe ; la Mer Noire; le massif du Pamir, ses guerres, ses blessures, sa sécheresse, sa puissance. « Replie-toi dans ton manteau / Enveloppe-toi d’un voyage infini / confie aux étoiles le soin du paquetage / Pars et oublie les Pamirs / Sois sage/ Ils te poursuivront d’encens /T’accompagneront de myrrhe ».
C’est avec le troisième chapitre que l’on arrive à Barcelone dans un mélange de langues, français, espagnol, catalan. Chapitre multicolore, visites dans les quartiers chauds, où l’on retrouve la Rue des Voleurs qui a donné son nom au premier livre que j’ai lu de Mathias Enard (lire ma chronique ici). La poésie se fait truculente, sensuelle, jouissive, choquante pour les prudes car précise dans les mots employés et les scènes évoquées.
Le livre s’achève à Lisbonne, par une dernière communication où se mêlent la mort et le sexe dans de nombreuses villes, Tanger, Montevideo, Beyrouth, Barcelone et l’indispensable Combray ….qui pourrait être la capitale mondiale de la littérature, n’est-ce-pas ?
Mathias Enard, avec ce petit livre d’à peine plus de cent pages, a écrit une œuvre où l’enfance, la guerre, le voyage, l’étranger, l’amour, le sexe sont écrits dans plusieurs types de poésies multiples et insatiables, sous l’égide de grands écrivains, comme Mahmoud Darwich, Pessoa, Cendrars, Apollinaire, Pessoa, García Lorca, l’écrivain uruguayen Juan Carlos Onetti, et la lueur tutélaire de Marcel Proust. C’est un tourbillon de poésie dans lequel on retourne quand on a fini d’y goûter, pour mieux en humer les nombreux effluves, pour mieux se faire bousculer, pour mieux ouvrir nos sens à ce qui serait inaudible sans la littérature.
© Dernière communication à la Société proustienne de Barcelone – Babel – février 2019 – 128 pages – 6,80 €
