Pierre Guyotat poursuit une œuvre extrêmement personnelle depuis 1961 jusqu’à nos jours, adulée par les amoureux(ses) de la Littérature, souvent considérée comme scandaleuse par la part importante prise par le sexe dans ses récits, comme innovatrice par la forme de son écriture et par les sujets abordés toujours dans les marges profondes de la contestation de la société dominante.
C’est avec Idiotie que je commence à faire connaissance avec l’œuvre de Pierre Guyotat. Ce fut une lecture dure, lente, souvent éprouvante, d’une écriture dont la syntaxe se déforme pour rendre vertigineux l’ensemble du propos. Il est des moments où je me suis arrêté pour la gouter ou l’explorer, y revenir, parfois en me cognant sur le même écueil, parfois au bord du malaise, toujours ébloui quand ses mots ouvrent grand le champ de la compréhension, et encore davantage celui d’une poésie âpre, sombre, sensuelle, violente. Oui, c’est l’écriture d’un poète dont les mots outrepassent, irradient ou éloignent la réalité, comme dans sa découverte du corps féminin aussi offert qu’interdit, ses odeurs, ses humeurs. Écriture qui dénonce les atrocités commises durant la guerre d’indépendance de l’Algérie. Écriture pour donner à ressentir ces inouïs moments d’âpreté, quotidiens et collectifs. Écriture de détails précis autant qu’effrayants, pour « abattre mon je, vivre sans. Sans retenue, les seuls sens, animal. Exister sans être. » (page 76), Révolté, considéré comme séditieux, il est interrogé pendant les dix jours, puis enfermé au cachot trois mois, ensuite envoyé dans une unité disciplinaire de la vallée du Chélif. Et quelques éclairs paradoxaux comme cette découverte d’une édition de L’IIiade dans les poches d’un capitaine au moment du montage d’un pont sur le fleuve entre les glaces dans l’eau gelée. Exemple de « L’art de survivre » qu’il cultive, le seul qui lui soit permis.
Guyotat multiplie ces scènes qu’il transcende totalement en les rendant cruelles, paradoxales ou baroques, comme celle où le colonel qui le condamne à l’incarcération, rend hommage à son écriture dont il ne goûte que le côté paillard. Le poète reste debout devant le soldat. Cela n’empêche pas que « intellectuel » pour eux, moi qui connais alors à peine le mot, je serais plus maltraité que le non-instruit dont ils espèrent une soumission entière…. S’en suit le récit de ces trois mois d’incarcération, puis celui du lent cheminement vers sa libération au moment où l’Algérie triomphe le 1er juillet en devenant indépendante. Puis c’est la lente remontée vers Paris dans un train où « sitôt lampée, la soupe est chiée« . C’est le moment où Guyotat célèbre l’ivresse du désir du corps féminin, de son odeur, de sa béance, de sa chaleur. Cette ivresse du désir lui est contradictoire avec un attachement sentimental qui le « contraindrait à écrire de la fiction sage, de convention, à vie, pour mes obligés ». Guyotat sera toujours un rebelle : « Tout ce que je vis de sexuel à deux, je l’oublie. ». Il ajoute : « Presque tout, je le vis comme au bord de la raison. Dans cet intervalle entre la raison et l’explosion. »
Récit chaotique, volcanique, où Guyotat note que « resté tendu en prévision du pire, ainsi vivais-je depuis l’enfance. » Il emporte le lecteur dans son combat au ras d’une très violente réalité historique quotidienne, charnelle, sensorielle, combat survolté par un travail sidérant sur la création de son écriture, dont il donne une clé en toute fin du livre. « (…) depuis l’enfance je vis si intensément dans une origine historique, métaphysique et de la prolonger presque simultanément dans une résolution ou une métamorphose future, je lui fais exploser son centre actuel, ainsi disparaît la vision à l’intérieur de moi, pour s’y transformer en objets de création et s’efface-t-elle de la réalité extérieure. » Et de « renoncer à visiter tous les foyers du monde. » L’issue : « Vers Paris, vers la faim, vers mon père ; humilié – plus de moi que de mes juges – mais décidé à en découdre. Mais avec quelle force de chair renouvelée.»
Lire Pierre Guyotat est un chemin abrupt, celui du scandale, celui de la poésie loin de toute narration, celui de la remise en cause radicale, celui du sexe dans sa plus complète matérialité. Lecture exigeante. Lecture bouleversante. Lecture nécessaire.
© Idiotie de Pierre Guyotat, Grasset août 2018 – 256 p., 19,00 €