Paula a des yeux vairons qui louchent légèrement. Elle peint des décors. « (…) devenir peintre en décor demande d’acquérir le sens de l’observation et la maîtrise du geste. Autrement dit, l’œil et la main. (…). Le trompe-l’œil est la rencontre précise d’une peinture et d’un regard. » (page 36). Elle peint la matière, le bois, les marbres, les pierres semi-précieuses, la perspective, les moulures, les frises, la dorure, l’argenture… Cela passe par un apprentissage à Bruxelles pour lequel elle quitte Paris, son petit ami, ses parents. Elle y fait connaissance avec deux autres apprentis en décors, Kate et Jonas. Au terme de six mois d’apprentissage austère et exigeant, les trompe-l’œil paraissent vivants.
Retour à Paris où elle commence à exercer son métier en cherchant des chantiers pour des particuliers avec ce que cela comporte de désillusions et de satisfactions. Ses parents restent étonnés, « Je croyais que tu voulais être peintre. Paula sursaute : je veux peindre, c’est tout. » (page 142). Comme si le geste avec plus d’importance que le sens du geste. D’étapes en étapes, entre Italie et France, elle acquiert une grande maîtrise de son métier, en réalisant des panneaux muraux pour une exposition sur l’Egypte ancienne, puis un vestibule en paonazzo (un marbre bien particulier) dans une villa sur la Riviera italienne. Ce qui la conduit à Rome, embauchée pour trois mois dans les ateliers des studios de cinéma de Cinecittà, l’un des royaumes de l’illusion mais royaume en liquidation, une déroute de l’illusion : « (…) Seuls les lieux restent à la fin, à la fin de tout, c’est ce qu’elle se dit au bord des larmes, seuls les lieux continuent comme ruines, comme mousses, ils persévèrent, une bâche qui claque sur une barre de métal, des chambres vides derrière un échafaudage, une dalle de béton que fendillent les herbes. »(page 202).
Après Rome, Lascaux. Un lieu, un vrai, pas celui d’une illusion, mais celui d’un retour à la reproduction comme moyen d’une résurrection. Lascaux dont le nom « devenant en fin de la nuit une vague, une houle dont l’enroulement avait raclé le fonds du temps, l’avait soulevée et propulsée dans ce monde souterrain où elle ne s’était encore jamais aventurée » (page 229). Ce travail da reproduction à l’identique d’une partie des fresques découvertes par hasard en 1940 et dégradées doit aboutir à « intégrale, la copie parfaite » (page 266), reproduction contemporaine de fresques millénaires qui sont pour notre monde moderne une façon de mesurer notre temps.
Avec ses longues phrases comme un long travelling d’une caméra tenue à bout de bras, Maylis de Kerangal pose la question de la reproduction de la réalité, de ce que deviennent les lieux, ruines et mousses, vestiges et poussières, fissures et rayures, saisis, abandonnés, repris, transformés par la reproduction.
© Un monde à portée de main de Maylis de Kerangal, Verticales, août 2018 – 288 p., 20,00 €
