Le journaliste et écrivain Philippe Lançon a survécu à l’attentat contre Charlie Hebdo du 7 janvier 2015 : douze personnes ont été tuées dans les locaux et à proximité du journal. Lui-même a été très grièvement blessé au visage. Le Lambeau est le récit écrit par Philippe Lançon lui-même de la tuerie dont il a été témoin de bout en bout, sans pouvoir bouger, à côté de ses amis tués dont les corps se mélangeaient au sien. C’est aussi le récit d’un survivant mais dans quel état : il a été totalement défiguré. Et le récit de son parcours pour tenter de reprendre, au bout de trois ans, une vie qu’il n’est pas possible de qualifier de normale. Un fossé infranchissable que Lançon décrit sans céder au misérabilisme ni au spectaculaire. Mais il rend palpable tout ce qui a été bouleversé dans toutes ses vies, professionnelle, familiale, sociale, amoureuse et intérieure.
En refermant ce livre, c’est sa solitude irrémédiable qui ressort au bout de ces 500 pages, écrites sur des registres très variés, allant de la vivacité à la douleur, des sarcasmes à la tendresse, de la violence à l’abandon, avec, souvent, une certaine dose d’humour. Il annonce son projet avec lucidité dont il mesure l’impossibilité. « Je cherche simplement à circonscrire la nature de l’évènement en découvrant comment il a modifié la mienne. Je cherche mais je n’y arrive pas. Les mots permettent d’aller plus loin, mais quand on est allé si loin, d’un seul coup, malgré soi, ils n’explorent plus, ils ne font plus de conquêtes. Ils se contentent maintenant de suivre ce qui a eu lieu, comme de vieux chiens essoufflés. »
En étant immergé dans la mort et le corps détruit, le récit de Philippe Lançon convie tout son passé, familial, estudiantin, amoureux, militant, professionnel, alors que la souffrance est permanente. « Vivre à l’intérieur de la souffrance, entièrement, ne plus être que par elle, ce n’est pas souffrir. C’est autre chose, une modification de l’être. Je sentais que je me détachais de tout ce que je voyais et de moi-même pour mieux le digérer. » Vivant, le personnel soignant, Chloé par exemple, qui tente de reconstituer son visage totalement détruit. Vivants aussi, même s’ils restent discrets, les policiers sans cesse présents pour prévenir une tentative d’assassinat. Vivantes aussi, sa famille, les femmes qu’il aime ou qu’il a aimées, ses amis. Vivants, les autres blessés soignés. Vivante, la lumière qu’il parvient à percevoir durant ses rares marches à l’intérieur de l’hôpital.
Mais l’enfer ne manque pas de ressurgir au hasard d’un examen au scanner. « C’est un lieu clinique et discrètement spectaculaire, situé sur terre, où des tueurs surgissaient de nulle part pour des raisons inconnues. Ils exécutaient ceux qui vous entouraient en récitant des formules mystérieuses et stupides et ils vous envoyaient sir un brancard jusqu’aux limites d’un autre monde. Dans les parages de ces limites, vous retrouviez un à un les gens que vous aviez aimés, que vous aimiez. (…) dans un rêve, ils disparaissent derrière une porte et vous pouviez enfin vous abandonner à tout ce que la solitude, les souvenirs et la technique peuvent vous apporter. »
Entre solitude, vie et enfer, Philippe Lançon puise dans son amour de la littérature et y revient comme un refrain qui lui permet de rendre familière la mort en reprenant les trois morts qui « avaient survécu à mes lectures de jeunesse : celle de Coupeau dans L’Assommoir, celle du Père Thibault dans Les Thibault, celle de la grand-mère du narrateur dans la Recherche. (…). J’avais la sensation que la familiarité ne pouvait monter que du silence des livres. » La musique, aussi, l’accompagne dans son long parcours. « La musique de Bach comme la morphine me soulageait. Elle faisait plus que me soulager : elle liquidait toute sensation de plainte, tout sentiment d’injustice, toute étrangeté du corps. »
Ce livre de plus de 500 pages pourrait être bavard. Mais, au-delà de tout bavardage, de tout exhibitionnisme et de toute jugement primaire, Lançon creuse avec toutes ses contradictions, ses faiblesses, ses bravoures pour se risquer à se souvenir, en étant entouré non seulement de celles et ceux qui lui sont chères, mais aussi d’une large cohorte d’écrivains, de musiciens et artistes en tous genres et de toute époque. Outre un témoignage poignant, ce livre est le récit d’une guérison au long cours pour laquelle l’art et la littérature ont été des ferments indispensables.
© Le Lambeau de Philippe Lançon, Gallimard, 2018 – 312 p., 21,00 €
