De purs hommes – Mohamed Mbougar Sarr – Philippe Rey (2018)

Le premier chapitre, écrit d’une prose fébrile, est la description d’une vidéo regardée avec effroi et curiosité par un couple montrant comment le corps d’un homme est exhumé et jeté en dehors du cimetière « sous les injures et les crachats gras » par une foule hargneuse, vengeresse, ivre de colère : c’est le corps d’un goor-jigéen, un homme-femme, un homosexuel. Après avoir regardé cette vidéo, la femme, Rama, et l’homme, Ndéné, font l’amour, la femme avec la rage au cœur et l’homme fasciné par la violence, se demandant comment « (…) peut-on être tour à tour le frère du monstre et la sœur de l’ange ».

Ndéné est un universitaire légèrement marginal dans une faculté soumise au conformisme. Son père a une « voix de saint », respecté « pieux (..) âme droite et inflexible, fidèle exemplaire, musulman rigoureux (…) pressenti pour remplacer l’imam du quartier dont la mort – disait on- ne devait pas tarder. »  et fait partie des prêcheurs qui pourraient prendre la succession de l’actuel imam prêt à rendre son âme à Dieu et son corps à la terre.

Ndéné est un homme à la fois intégré mais décalé comme intellectuel tentant de garder une réflexion critique sur cette société. Progressivement, une démarche douloureuse le coupera de la quasi-totalité de son entourage, alors que le débat s’exacerbe sur ce qu’il convient de faire et de dire sur le goor-jigéen qui vient d’être exhumé. Dans l’un de ses prêches, le père de Ndéné aborde ce sujet en concluant : « La seule chose qu’on puisse faire pour cette créature de Dieu, c’est prier pour que Dieu ait pitié de son âme. » Propos considéré comme totalement irresponsable par ses pairs car « on ne demande pas à des musulmans de prier pour un homosexuel. » Long débat entre le père et le fils sur ce qu’est un goor-jigéen rejeté à la fois « comme une trahison de Dieu et comme une menace pour la cohésion et l’ordre moral de la société. » (page 58). Il retrouve les bras de la belle et sensuelle Rama, « … addiction puissante, une drogue dure, un poison de serpent. Mon mal et mon remède. ». Rama « était une hédoniste. Elle n’était pas dans une quête effrénée et égoïste du plaisir, elle vivait dans une relation au monde où le plaisir serait en partage, en toute liberté. », loin des principes et exhortations de l’Islam comme de la plupart des religions.

Ndéné repasse la vidéo de l’exhumation du goor-jigéen des dizaines de fois. Et rêve d’être « le seul fidèle dans une grande mosquée et lui (son père) à la place de l’imam, me récitait non pas un verset du Coran, mais un poème de Verlaine. » Verlaine dont il parle dans ses cours à l’université mais qui va y être interdit à cause de son homosexualité.

Du côté de la mosquée, le prêche est repris par « Al Quayyum », la grande référence religieuse du quartier. Il est accompagné par un jotalikat, sorte de transmetteur de la parole de l’imam, qui, « plutôt que de répéter simplement les mots du marabout, les orne, les enrichit, les embellit (…). Si le marabout met en garde, le jotalikat terrorise et menace. (…) Si le premier conseille et recommande, le second oblige et contraint. (..) Au bout du compte, c’est par sa bouche que la parole du monarque, du marabout, du dignitaire se réalise pleinement, s’accomplit comme Parole aux oreilles des sujets ou des fidèles. » Le prêche déjà très sévère du marabout devient dans la bouche du jotalikat un appel au meurtre.

Le récit se poursuit avec la rencontre de Ndéné avec un ami travesti de Rama, Samba Awa Niang, considéré comme un goor-jigéen, qui dirige avec autorité un sabar, une fête traditionnelle donnant une large part au tam-tam et à la danse.  Avec Angela, une métisse amie et amante américanisée, il va rencontrer la famille du goor-jigéen dont le corps a été déterré. Et réfléchit à la violence mortelle dont ils font l’objet et la place que cette violence prend dans les relations humaines. « Les homosexuels sont solidaires de l’humanité parce que l’humanité peut les tuer ou les exclure. On l’oublie trop souvent, ou on ne veut pas s’en souvenir : nous sommes liés à la violence, liés par elle les uns aux autres, capables à chaque instant de la commettre, capables à chaque instant de la subir. » Cette violence qu’a subie le goor-jigéen mais aussi sa mère « femme égarée, hagarde, pas même vieille car le temps glissait sur elle, perdue dans un monde dont le sens lui avait échappé, définitivement échappé. »  Ces quelques lignes sont parmi les plus exactes que j’ai jamais lues sur la violence.

Toute la fin du livre est la narration du chemin parcouru par Ndéné, totalement bouleversé par le destin de ce goor-jigéen qui ne cherchait qu’à vivre sa propre vie, par la douleur de cette mère, qui a dit le nom de son fils, Amadou, qu’elle a dû enterrer elle-même, dont il découvre la photo. Il revient la voir. Elle le remercie de sa visite mais ne sait pas ce qu’il cherche.

Avec des opposants et alliés changeant de côté, cette recherche devient extrême, inattendue, La rumeur emporte Ndéné qui médite ainsi :« Tout le monde ici est prêt à tuer pour être un apôtre du Bien. Moi, je suis prêt à mourir pour être la seule figure encore possible du Mal. »

Où l’on voit que ce livre ne traite pas seulement de l’homosexualité au Sénégal, mais de la violence liée à la condition humaine, du Mal et du Bien, notions variables dans le Temps et dans l’Espace, de la difficulté d’être soi-même, de choisir qui on veut être, de la lucidité… L’écriture, sensuelle, analytique, hallucinée, s’adresse sans faillir à l’esprit, à la sensibilité, à la méditation et à la réflexion du lecteur. « De purs hommes » est un grand livre qui fait honneur à la littérature francophone africaine.

Mohamed Mbougar Sarr

© De purs hommes de Mohamed Mbougar Sarr, Philippe Rey, 2018, 192 p., 18 €

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