Grand voyageur, J.M.G Le Clézio emmène ses lecteurs un peu partout dans le monde. Cette fois-ci, il nous invite à le suivre en Corée, plus particulièrement à Séoul, gigantesque mégalopole, capitale d’un pays qui était l’un des plus pauvres du monde au début des années 50 à l’issue d’une guerre fratricide, devenu maintenant l’une des dix premières puissances économiques mondiales, écartelé entre un modernisme exubérant et une tradition qui reste toujours en filigrane.
Le Clézio raconte cette ville qu’il a bien connu pour y a avoir longtemps séjourné en y donnant de nombreuses conférences. Cette fois-ci, lui qui aime changer les formats de ces œuvres, il compose une série de contes narrés par une jeune Coréenne, Bitna. Venant de la campagne dans le sud de la péninsule, elle a besoin d’argent pour poursuivre ses études et vivre dans cette ville titanesque. C’est en racontant des histoires à Salomé, jeune femme immobilisée par une maladie incurable et douloureuse, que Bitna complète sa maigre bourse pour vivre. Elle invente des personnages, Monsieur Cho et ses pigeons, Dragon Noir et Diamant ; Mme Lim et sa chatte Mlle Kitty, surnommée La Voyageuse ; Naomi, « minuscule bébé, la peau bien rose, avec une touffe de cheveux très noirs » trouvée devant la porte de la maternité du Bon Pasteur ; Nabi, une chanteuse, à la gloire éclair et au destin tragique. Et quelques autres, plus ou moins récurrents, dont certains font parfois peur à Salomé. Le Clézio dresse ainsi un tableau aux mille reflets de la société sud-coréenne, encore profondément marquée par la scission entre le Nord et le Sud et pleinement embarquée dans le tourbillon de la modernité. Tableau très réussi.
Mais ce livre ne s’en tient pas là. Il ne raconte pas seulement la pauvreté, celle de Bitna, ni la douleur, celle de Salomé, ni les autres drames d’une population à l’étonnante résilience. Il arrime à la réalité, un imaginaire qui déploie un univers profondément poétique. Le Clézio mêle intimement, sans fausse note, ces deux registres souvent contradictoires, mais tellement présents dans la société coréenne actuelle. Les contes imaginés par Bitna sont autant de reflets poétiques et tragiques de la réalité, reflets qui renferment des secrets qui pourraient être perdus « à la manière d’un rêve fragile qui s’efface aussitôt qu’on commence à le mettre en mot ». C’est cet espace facilement soluble que Le Clézio explore à travers ces contes. De cette chanteuse, Nabi, est-elle réelle ou juste une histoire, « une de ces légendes qui éclosent dans les quartiers de cette ville où il se passe à chaque minute des quantités de choses bizarres, belles ou terribles, à votre choix. » Avec M. Pak, jeune homme rencontré dans une librairie, avec qui elle noue une relation amoureuse, elle cherche « quelqu’un qui pourrait partager avec elle son monde imaginaire. » Et pour la petite Naomi, que la vieille Hana a enlevé d’un orphelinat, qui sont ces deux Dragons qui vivent dans le ciel ?
Chaque histoire racontée est un aller-retour entre imaginaire et réalité souvent sordide comme « ce grand orphelinat (…) où des dizaines de bébés attendaient comme sur un marché d’être achetés par une famille riche en maque de descendance – et qui ferait très attention à ne pas adopter un trisomique ou un enfant de drogués. » Chacune de ces histoires a comme origine un fait concret et bien réel transformée en conte. A Salomé, et au lecteur, de savoir, – de décider peut-être – quand le réel se dissout dans l’imaginaire. Même dans la vie de Bitna, les deux se chevauchent quand elle se demande si son amoureux, M. Pak, pourrait être le stalker, admirateur ou harceleur qui la poursuit. Et quand l’odeur des ordures envahissent le petit réduit où elle vit, Bitna invente une histoire de meurtrier très menaçant.
« Le bonheur n’existe pas. Juste quelques rêves, juste quelques paroles. Juste le vent de la mer qui bouscule les plumes des oiseaux pendant qu’ils traversent l’estuaire.
Et la réalité assassine. »
Ces deux magnifiques phrases, très contrastées, donnent un aperçu de tout l’esprit et de la beauté de ce livre.
Et si ces phrases étaient une belle façon d’exprimer ce que l’art en général, la littérature en particulier, rappellent, illustrent, approfondissent, rendent accessible…
Cela vaut bien un Prix Nobel !
© Bitna, sous le ciel de Séoul de J.M.G.Le Clézio, Stock, avril 2018, 224p., 18,50 €

Photo Olivier Laban Mattei /AFP