Classé sans suite – Claudio Magris (Gallimard – L’Arpenteur – 2017)

Il y a des livres qui nous prennent totalement, que l’on ne range pas trop loin pour pouvoir en relire une page qui réveillera le souvenir de l’émotion ou de la réflexion qui avait émergé à la première lecture, une autre page dont le sens nous avait échappé mais qui, plus tard, deviendra lumineux. Un livre qui rayonnera de façon tellement diverse, un livre où il faut revenir pour mieux le saisir, un livre qui ne s’épuise pas, qui ne s’épuisera jamais. Classé sans suite, de l’écrivain italien Claudio Magris originaire de Trieste, fait partie de ces livres qui restent profondément dans la mémoire et réémergent dans le temps de façon impromptue, à la faveur d’une information, d’un autre livre, d’un voyage, d’une rencontre …

Claudio Magris est né et vit à Trieste, ville italienne mais relevant aussi de la Mitteleuropa, cette Europe écartelée dans son histoire et sa géographie entre l’Europe de l’Ouest, de l’Est, du Sud, sorte de creuset de l’histoire européenne et souvent terrible champ de bataille. La guerre est le sujet de ce livre, en particulier la deuxième guerre mondiale, dans laquelle Trieste était un enjeu stratégique et politique entre trois armées, celle des Alliés venant de l’Ouest, celle des Allemands qui se repliaient, et les Communistes emmenés par Tito, encore allié de l’URSS et ré-unificateur d’une Yougoslavie démembrée en 1941. Trieste est aussi le lieu où a fonctionné, dans une ancienne rizerie, un camp de la mort nazi où 5000 victimes –  juifs, antifascistes, partisans italiens ou yougoslaves, détenus politiques –ont été massacrés puis incinérés dans le four crématoire, le seul en Italie, qui s’y trouvait alors.

Un historien triestin, Diego de Henriquez , « un génial et irréductible Triestin de grande culture, animé d’une passion acharnée » a voulu ne pas abandonner à l’oubli ces crimes et avait projeté de créer un musée destiné à devenir « par l’exposition de tant d’instruments de mort, un instrument de paix ». Le projet n’a jamais vu le jour, « classé sans suite », d’où le titre du livre.

Claudio Magris imagine comment Diego de Henriquez puis la femme qui a pris son relais – Luisa Kasika Brooks, petite-fille de déportés et fille d’un aviateur américain noir des troupes d’occupation et d’une Triestine juive épargnée par la Shoah – auraient voulu créer ce musée en y montrant des armes. Chaque chapitre correspond à chaque salle où sont exposées ces armes qui vont du tank à de simples archives, papiers parfois tout aussi dangereux que les armes les plus puissantes. Car « (…)  le stylo tue plus que l’épée ». 

Claudio Magris prend appui sur tous ces souvenirs, traces écrites et témoignages, pour explorer ce qu’est la guerre et ses différentes formes à travers le temps et le monde, pour en découvrir les entrailles, les abîmes, les passions, les horreurs, les bravoures parfois. Et de projeter dans le ciel protégé de nos esprits frileux, le sombre destin de l’humanité que la guerre n’a jamais épargnée. Les exemples dans la deuxième guerre mondiale prennent une large place dans ce récit, mais aussi les guerres de colonisations qui ont installé la domination blanche en niant l’humanité des peuples asservis. Avec la force tellurique de son écriture et une extraordinaire précision documentaire, Claude Magris instruit aussi le procès de la science historique et de ses récits qui, aussi scientifiques qu’ils puissent paraître, restent idéologiques. « L’histoire est bonne manucure » note l’historien. Et pose la question du mensonge qui « répand jusqu’à devenir réel ou du moins considéré comme tel par le plus grand nombre » 

Dans ce livre, Claudio Magris n’étudie pas seulement la guerre, mais explore la condition humaine en général, parfois avec ironie, d’autre fois avec sympathie et compassion, sans occulter l’ambiguïté des personnes et des situations. Comme l’indique le texte de la quatrième de couverture, « A travers les éclats d’une narration totale, à la fois précise et visionnaire, Claudio Magris explore l’enfer impitoyable de nos fautes et raconte l’épopée implacable traversée par les tragédies et les silences de l’amour et de l’horreur. »
Cela est rendu possible grâce à son écriture qui réussit à éclairer une totalité qui dépasse l’apparence, qui assume une part de complexité dans laquelle se nichent des phrases qui sondent les multiples fonds de notre humanité, des phrases que l’on aimerait se rappeler même quand la mémoire vacille, mais toujours prêtes à être relues dans le livre placé en bonne place dans la bibliothèque.

© Classé sans suite (Non luogo a procedere), de Claudio Magris, traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Gallimard, « L’arpenteur », 480 p., 24 €

Claudio Magris ( Photo Catherine Hélie -Editions Gallimard )

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