L’Art de perdre – Alice Zeniter (Flammarion – 2017)

Peut-on ignorer d’où on vient ? Là est la question.
Pour Naïma, la narratrice du roman, jeune femme vivant aux confins du boboland parisien, aux traits et au prénom venant évidemment de l’autre rive de la Méditerranée, la question lui explose à la figure « (…) et tourne dans sa tête comme la petite musique pénible d’un manège installé juste sous ses fenêtres.  Ses origines familiales du côté de son père, Hamid, sont en Algérie, en Kabylie plus exactement. Quel a été le chemin qui a conduit son grand-père Ali avec toute sa famille à quitter son pays en 1962 en même temps et dans les mêmes bateaux que les « Pieds-noirs » ?

En cinq cents pages, qui pourraient se lire d’une traite tellement c’est captivant, mais qui valent d’être lues pour y réfléchir, Alice Zeniter retrace l’histoire de cette famille secouée par l’Histoire, et dont les origines sont occultées par cette même Histoire.

La première partie décrit la vie quotidienne d’une famille rendue aisée dans les montagnes kabyles, grâce à un pressoir à olive dégringolant dans une rivière. Ali en est le chef. Il a combattu dans l’armée française en 1943/44. Au retour, avec sa femme, Yema, son commerce et le pouvoir symbolique qu’il détient en tant que président de l’Association des anciens combattants, s’écoule une vie cyclique, rythmée par les saisons, les affaires locales et les grossesses de Yema, un « conte de fées », selon les mots d’Ali.

Il entend parler d’indépendance et du F.L.N en novembre 1954. Mais « Le futur ne l’intéresse que s’il est un présent qui continue.» Quand les hommes du FLN arrive, Ali est surpris de ne pas voir de jeunes bandits irresponsables. Mais « s’il n’est pas sûr d’être du côté des gagnants, il n’ira pas. » La guerre devient très violente, avec les vexations et les terreurs infligées par l’armée française suréquipée et les attaques et intimidations du FLN. Quand De Gaulle annonce le referendum sur l’indépendance de l’Algérie, Ali se sent menacé par le FLN. Dans le ferry qui emmène, quelques semaines plus tard, lui et sa famille, vers la France, il a l’impression que « c’est tout le pays qui est entraîné lentement mais inexorablement vers la mer. (..) tout le Sahara grain par grain disparait dans la Méditerranée. »

Fonds privé M. BELLAICHE-DENZER/MEMORIAL DU CAMP DE RIVESALTES

C’est là que commence « une histoire sans héros (…), dans un carré de toile et de barbelés. » Ali, Yema et leurs trois enfants font partie des harkis. Dans le camp de Rivesaltes, « un lieu pour des hommes qui n’ont pas d’Histoire car aucune des nations qui pourraient leur en offrir ne veut les intégrer », commencent les incompréhensions, les frustrations, les privations, la pluie, le froid. Au printemps, toute la famille est transférée dans un autre camp avec des logements de bois, de fibrociment et d’amiante construits quinze ans plus tôt. « Yema veut que son logis minuscule soit impeccable, qu’il soit le plus propre de tous ». La règle du lieu est d’être sain sobre et docile. Les enfants vont à l’école, première étape pour se mêler aux Français. Ali travaille pour l’Office national des forêts. Yema accouche d’un quatrième enfant qui est nommé Claude par l’assistante sociale pour une meilleure assimilation. Il n’y a aucun contact avec la population locale, sauf au moment des élections… Puis direction les HLM de Flers « barres blanches et grises, toutes identiques. »

Trois chemins se dessinent. Celui d’Ali qui n’assume pas son passé d’autant qu’il ne le comprend pas. Et qui « (…) se tient dans la place minuscule qui lui est désormais impartie ». Celui de Yema, qui reste la gardienne du foyer de ses traditions. Celui de Hamid, suivi par ses frères et sœurs : s’intégrer grâce à l’école. Hamid mesure combien il est plus fort que son père. La langue creuse un fossé entre parents et enfants. Ce sont eux qui répondent aux demandes labyrinthiques de l’administration française. Hamid arrête de faire le ramadan, « premier pas vers l’adolescence ». A la religion désuète de ses parents, il préfère la politique. Il découvre la philosophie, de Platon à Pascal, jusqu’à Marx. Lui et ses frères et sœurs « veulent une vie entière, pas une survie. Et plus que tout, ils ne veulent plus à avoir à dire merci pour les miettes qui leur sont donnée. Voilà, c’est ça qu’ils ont eu jusqu’ici : une vie de miettes. (Ali) n’a pas réussi à offrir mieux à sa famille. »

Deuxième chapitre de l’histoire familiale, celui de Hamid, devenu adulte et de Clarisse avec qui il partage vite une vie à deux dans un petit appartement parisien. Clarisse « a la liberté de ceux à qui jamais on a dit qu’ils devaient être les meilleurs mais qu’ils devaient trouver ce qu’ils aiment ». Hamid rentre rapidement chez ses parents pour expliquer un courrier qu’ils viennent de recevoir : le pouvoir algérien dépossède Ali de ses terres. Incompréhension et stupeur d’Ali et Yéma. Courte scène violente et symbolique qui signe la rupture entre Hamid et ses parents, « le passé est mort ». Hamid en rentrant se mure dans le silence. Plus tard, en rencontrant Annie qu’il a connue enfant en Kabylie et qui lui parle de racines, il répond vivement : « Les miennes, elles sont ici. Je les ai déplacées avec moi. C’est des conneries, ces histoires de racines. Tu as déjà vue un arbre pousser à des milliers de kilomètres des siennes ? Moi j’ai grandi ici alors c’est ici qu’elles sont. ». L’une des plus belles et des plus pertinentes phrases que j’ai jamais lues sur la notion piégée de « racines ».

Hamid et Clarisse ont quatre filles, Ils deviennent « des parents, c’est-à-dire des figures immuables entièrement absorbées par l’attention constante que réclament les enfants (…) ils deviennent des images d’eux-mêmes, saisies, inaltérables ».

Naïma, la troisième fille de Hamid et Clarisse, est le personnage principal de la troisième partie de « L’Art de perdre ». Femme libre, indépendante, elle travaille dans une galerie d’art contemporain à Paris. Le patron de cette galerie est également son amant. Une nuit, il lui demande : « Tu connais l’Algérie ? Tu y es déjà allée ? Non, répond-elle ». On est en 2015, année où les attentats deviennent une obsession, « où l’image du monde arabe devient déplorable dans les médias ». Christophe, entre courage et opportunisme, « souhaite mettre en avant des productions artistiques qui viennent de là-bas. » d’autant qu’il veut organiser une rétrospective d’un peintre kabyle qu’il a déjà exposé, Lalla. Un long dialogue s’instaure entre Naïma et le peintre sur le choix des pièces à faire figurer dans l’exposition, avec comme arrière-plan chronique l’histoire de la Kabylie et leurs propres histoires personnelles et familiales. Mais Naïma doit tout reconstituer. De son grand-père Ali, elle n’a connu que ses silences ou ses cris issus de ses cauchemars où se mélangent Allemands et FLN. Elle consulte vidéos et documents issus de chaque camp. « (..) il subsiste de part et d’autre de la Méditerranée des versions contradictoires qui ne paraissent pas être l’Histoire mais des justifications ou des revendications, qui se déguisent en Histoire en alignant les dates. ». Pour aller à Tizi Ouzou afin de récupérer la plupart des dessins qui devront figurer dans l’exposition, elle choisit le bateau pour rejoindre Alger en reprenant à l’envers la traversée parcourue par son père et son grand-père. A Tizi Ouzou où elle est accueillie par « Mehdi et Rachida qui l’entourent d’une constante attention » elle découvre une société moins corsetée qu’à Alger, donnant davantage de liberté aux femmes : l’exception kabyle. Après avoir retrouvé les dessins de Lalla, elle rejoint le village de son grand-père Ali. Elle y est accueillie avec bienveillance, village encore marqué par la présence des « barbus » pendant la décennie noire. Mais elle n’y trouve rien qui puisse la retenir plus d’une nuit. Elle sait d’où elle vient. Mais « n’est arrivée nulle part, (…) elle est en mouvement, elle va encore. »
Loin d’être un échec, cette quête inachevée s’ouvre sur « L’art de perdre » avec le poème d’Elizabeth Bishop cité dans les dernières pages du livre, cet art de perdre qui libère d’un passé pesant. Une forme de détachement qui permet la liberté…

« L’Art de perdre » est un livre passionnant, déroutant, très bien écrit, embrassant des considérations à la fois politiques, familiales, personnelles… Un livre que je n’ai relâché que pour relire un chapitre ou une page ou une phrase, pour y réfléchir ou rien que pour le plaisir, un pur plaisir de lecture.

L’art de perdre – Alice Zeniter – (septembre 2017) –  Flammarion – 512p., 22,00 €

Alice Zeniter
Photo: Astrid di Crollalanza / Flammarion

3 commentaires sur “L’Art de perdre – Alice Zeniter (Flammarion – 2017)

  1. J’ai lu cette histoire familiale avec intérêt, curiosité.Je me suis rappelée mes années d’étudiante à Montpellier en 1975: la réunionnaise qui allait à la rencontre de tout le monde et fuyant les réunionnais qui me reprochaient de nier mes « racines ».
    40 ans plus tard, ces mêmes réunionnais devenus maîtres de conférence à l’université qui n’écrivent et ne parlent que d’identité, de racines. Comme des laboureurs, ils ne cessent de creuser la terre. Je me suis retrouvée dans cette expression » j’ai déplacé mes racines.
    Beau roman , le camp Rivesaltes 1962, 40 ans plus tard, les camps toujours à Calais, Paris, les îles Grecques etc . Rien n’a changé , la même absence d’humanité, on ne sait pas faire.

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    1. Merci beaucoup pour votre commentaire. En effet, entre bien d’autres choses, ce roman livre d’utiles réflexions sur les notions périlleuses de « racines », d' »origine », « d’identité ».
      J’ai moi-même vécu à la Réunion pendant quatre ans, de 1974 à 1978. En tant que « Z’oreil », j’ai été bien accueilli car j’ai épousé une Réunionnaise. Ces notions d’identité n’étaient pas aussi marquées et nocives, même si parfois on pouvait déjà en voir quelques signes avant-coureurs…

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