Alma – J.M.G. Le Clézio (Gallimard – 2017)

Deux voix.
Celle de Jérémie Fersen, sorte de double de l’auteur, comme lui né à Nice mais lié familialement à l’île Maurice. Il arrive sur cette île qu’il ne connait guère car sa famille a dû vendre, il y a longtemps, le domaine agricole producteur de canne à sucre. Il vient, avec une liste de noms trouvés sur le registre des esclaves qui date de 1814. « De tous ces noms, de toutes ces vies, ce sont les oubliés qui m’importent davantage, ces hommes, ces femmes que les bateaux ont volés de l’autre côté de l’océan, qu’ils ont jetés sur les plages, abandonnés sur les marches glissantes des docks, puis à la brûlure du soleil et à la morsure du fouet.» (page 14). Que vient-il faire ? Des recherches sur le Raphus cucullatus, plus connu sous le nom de dodo, ce volatile lointain cousin du pigeon, incapable de voler avec ses ailes réduites à l’état de moignon et son poids imposant. Il fut rapidement exterminé par les humains dès leur arrivée sur l’île. Jérémie fait la connaissance d’une jolie mauricienne, Krystal, « surnom choisi pour draguer dans les bars ». Elle passe la nuit dans un quartier qui ne s’éteint « quand tout aura été épuisé, l’argent, les bouteilles de whisky et le sexe.»( page 61). Il fait aussi la connaissance de Aditi, enceinte d’un enfant issu d’un viol,  dont elle fera un enfant de la forêt : « Aujourd’hui, au sixième mois, Aditi va chercher l’eau qui baignera son enfant. Elle ne sait pas son nom, ni son sexe., mais quand l’enfant naîtra, ce sera ici, dans l’eau froide de la cascade. Elle l’offrira au soleil levant, ensuite elle le lavera dans l’eau pure. La nuit, l’air de la forêt soufflera sur son corps, le parfumera de l’odeur et de la sève »

L’autre voix, c’est celle de Dodo. Pas le volatile, mais un être humain qui est également un Fersen, « Fe’sen », une branche restée à l’écart de la prospérité familiale sucrière. Dodo « se couche sur un matelas par terre, à côté de la porte, pareil à un vagabond sans maison. ». Dodo n’a pas de nez, pas de paupières, ses joues sont pleines de trous, stigmates d’une maladie symbolisée par Σ. Il vit au jour le jour au croisement des routes, comme la Louise, ce carrefour des vivants. Mendiant inspirant peur, dégout ou pitié. Son visage effraie les enfants qu’il essaie d’amuser en léchant son œil d’un coup de sa langue. Il assiste, impuissant, à l’écrasement de la case en tôle d’Artémisia, la femme qui l’a allaité, élevé, aimé comme une mère.
Que peut-il attendre des autres ? Parfois, du respect, de l’amitié, de la solidarité. Mais aussi de la violence aussi comme ces six jeunes qui l’attaquent dans un cimetière avec des battes de cricket. A l’hôpital, il est soigné par Vicky, « la plus belle fille de l’hôpital ». Elle le prend sous sa protection, l’aide à gagner « le pari des grands dimounes » dont le Premier prix est un voyage à Paris. Il en découvre la grisaille mais aussi l’odeur, celle du pain chaud et du beurre. Il fait la connaissance de Béchir, Algérien dont le père est harki. Ces deux parias de la société vont ensemble à Nice, « la plus belle ville du monde »…

Avec ces deux voix disparates et décalées dans le temps, dans une juxtaposition subtile et dramatiquement très pertinente, J.M.G. Le Clézio décrypte l’histoire de l’Ile Maurice, où la culture de la canne à sucre et sa transformation ont imposé l’esclavagisme pendant deux siècles, base de la société coloniale à Maurice comme il l’a été dans la plupart des pays où les Blancs sont allés chercher de nouveaux horizons à découvrir, de nouvelles terres à exploiter, de nouvelles populations à asservir, pour les débarquer sur « … ce coin du monde où les hommes, les femmes , les jeunes garçons étaient jetés, titubant dans le sable, le corps couverts de plaies, les gencives mangées par le scorbut, tremblant de fièvre et de peur, roulant leurs yeux effarés devant le plus beau paysage du monde qui serait bientôt leur tombeau. (…) Mais maintenant il n’y a que les silhouettes de garçons et des filles revenus de la glisse, vêtus de leurs combinaisons noires, un instant confondus avec les corps luisants des Africains et des Malgaches livrés par des bateaux, enchainés deux par deux » (page 98) Troublant jeux de ressemblance entre société esclavagiste et société moderne destructrice, rayant l’ile et son histoire à force de bulldozers, d’asphalte et de béton pour en faire une destination majeure du tourisme international ….

Avec Alma, Le Clézio reprend encore une fois ce qui devient le sujet principal de son œuvre depuis une vingtaine d’années : en utilisant des sagas familiales, la sienne ou d’autres, retrouver l’histoire, pas tant de son pays, mais celui de la dégradation du monde sous les coups d’un modernisme aveugle et auto-destructeur.

Mais Alma n’est pas qu’un livre dénonciateur.

Mais Alma n’est pas qu’un livre dénonciateur. C’est aussi un formidable roman intense et subtil, avec de multiples angles de vue, des rencontres qui n’en sont pas, des absences qui en sont, des témoins qui s’effacent, d’autres qui finissent par se rencontrer… Dodo et Jérémie font partie de la même famille mais de deux branches différentes, qui ne se fréquentent pas. A la toute fin du livre, ces deux branches se frôlent sur une chaussée…

Comme lecteur, j’ai rarement été pris par une telle émotion faite de tragédie, d’histoire, d’humanité, de révolte, dans une écriture dénuée de tout effet spectaculaire mais qui, d’évidence, s’adresse directement à l’être humain pour le toucher dans sa sensibilité autant que dans son intelligence.
… J’ai refermé ce livre l’esprit en alerte et les yeux embués d’émotion…

Alma – J.M.G Le Clézio – (septembre 2017) –  Gallimard – 352 p., 21,00 €

J.M.G. Le Clézio

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