Fugitives – Alice Munro (Editions de l’Olivier – 2008)

Il s’agit de huit nouvelles, écrites en 2003 par l’auteure canadienne anglophone, Alice Munro, Prix Nobel de littérature en 2013. Elles ont été publiées en France en 2008. Alice Munro est toujours méconnue en France. Il serait temps que les lectrices et lecteurs français(es) la découvrent enfin.

Fugitives est composé de huit nouvelles qui racontent huit femmes qui fuient, fuguent, partent. Ce ne sont pas a priori des aventureuses, mais leur vie familiale ou conjugale ne les retient pas ; elles préfèrent aller voir ailleurs. Ce qui ne signifie pas qu’elles cherchent un autre compagnon, un autre métier. Mais juste aller ailleurs, pour se frotter à une dose d’inconnu, de découverte, chercher d’autres façons de vivre. Fuites parfois réelles ou symboliques, fuites perdues, mais fuites quand même.

Dans la première nouvelle, Carla veut fuir le domicile conjugal. Mais, ailleurs, elle ne devient plus rien. Dans la deuxième, on découvre Juliet qui se passionne pour les langues mortes, autre manière de fuir une société corsetée dans ses préjugés. Dans une autre nouvelle, c’est Penelope, la fille de Juliet qui s’en va. Sans laisser de traces, C’est la seule nouvelle qui n’est pas vue depuis celle qui s’en va mais par celles qui restent et attendent. Dans les huit nouvelles, les hommes ne sont pas toujours la cause de leur fuite, ni l’enjeu. Le vrai enjeu, c’est la possibilité d’être libre, de qui que ce soit. Elles plaquent leur passé pour se réinventer une nouvelle vie.

Ce livre est une sorte de dédale dans lequel les héroïnes se perdent et, parfois, se retrouvent. Ce vertige s’incruste dans une vie quotidienne qu’Alice Munro décrit avec lucidité, voire acidité : ce récit n’a rien d’une rêverie dans les limbes. Il est d’une grande précision, comme cette description d’une crise d’hypoglycémie qui terrasse pendant quelques minutes un pasteur.
Elle utilise des expressions qui frappent comme cette description du chagrin : « Elle a l’impression qu’un sac de ciment déversé en elle a rapidement durci. »
Ou la place envahissante que la lecture peut prendre : « Elle vivait parmi les livres, consacrant presque tout son temps à la lecture, et se sentant contraindre d’approfondir, de modifier l’ensemble des prémisses avec lesquelles elle avait commencé. Elle manquait souvent les nouvelles du monde pendant toute une semaine. »
Ou cette description implacable de ce que les hommes attendent des femmes : « Belles, adorées, gâtées, égoïstes, avec un pois chiche à la place du cerveau. C’était ainsi qu’une fille devait être pour qu’on en tombe amoureux. Ensuite elle deviendrait une mère et se consacrerait tout entière à ses enfants avec une affection baveuse. Elle cesserait d’être égoïste mais garderait son pois chiche à la place du cerveau. A tout jamais. »
Ou ce constat cinglant : « Tu ne mérites pas de pourrir dans ce bled pourri. Tu ne mérites pas de choper leur accent de ploucs. ».
Ou bien cette réflexion sur l’impossibilité du bonheur : « La vie est toujours si remplie. Nous la passons à acquérir et dépenser, détruisant tous nos pouvoirs. Pourquoi nous laissons-nous accaparer au point de ne pas faire les choses que nous aurions dû, ou aurions pu, aimer faire ? ».
Et cette perception fulgurante du passé : « Mais ce qu’elle croit faire, ce qu’elle veut faire si elle trouve le temps de le faire, n’est pas tant vivre dans le passé, que l’ouvrir afin de voir une bonne fois pour toutes ce qu’il a dans le ventre. »
Toujours le mot juste, l’expression claire pour exprimer le doute, l’incertitude, le rêve et son renoncement, la vie décryptée avec finesse et une certaine férocité.

Ce livre doit se lire attentivement et avec l’esprit libre pour en percevoir les pépites multicolores qui éclairent son propos. Cela rend sa lecture en même temps addictive et hypnotique. Du grand art, vraiment.

FUGITIVES (RUNAWAY) d’Alice Munro. Traduit de l’anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso. L’Olivier, 348 p., 22 €.

Alice Munro

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