L’image du petit Aylan dont le visage est enfoui entre vaguelette et sable sur une plage d’une île grecque est l’un des symboles forts de la tragédie migratoire de ces dernières années. Elle témoigne de la nuit dans laquelle notre monde s’enfonce. Entre la colère, la pitié, l’effarement, et biens d’autres sentiments, certains cherchent à oublier. D’autres tentent de réagir, de penser. Avec Frères migrants, l’un des très grands écrivains français d’origine caraïbéenne, Patrick Chamoiseau, dresse un état des lieux glaçant de notre époque mondialisée sous les fourches caudines de l’ultra libéralisme. « Qu’est-ce donc qu’agir ou que porter-manœuvre au-delà de l’urgence sans délaisser l’urgence ou rater l’essentiel, et sans considérer qu’au principe de ce drame règnent des forces invisibles ? ». Ces forces planétaires prennent des visages divers « (…) jusqu’à soudain prendre carnation malveillante sous une mèche blonde aux commandes de la nation la plus puissante des hommes ». Cette mondialisation mortifère dont les migrants sont le signe et les victimes est une « (..) barbarie qui surdétermine l’économie, les techniques et les sciences [et qui] fait du monde un lieu plus que jamais indissociable par la seule densité des misères qu’il essaime.».
Et pourtant : « Leur mondialisation n’a pas prévu le surgissement de l’humain. (…). Et donc, au cœur de cette ténèbre, ce qui n’a pas été prévu, qui s’affirme sur ces pancartes d’intensité amygdalienne, tel le sillage sublimé d’une comète, s’ouvre la mondialité dont a parlé Glissant. »). Dans les pages suivantes, Patrick Chamoiseau reprend et approfondi ce concept créé par son ami et aîné, le poète caribéen Edouard Glissant. Face au Marché qui ne relie que « les pierreries glacées » des capitaux et des marchandises, « la mondialité, c’est cette part dans l’imaginaire qui dans l’instinct dénoue et ouvre à fond, qui dans l’instinct se relie à d’autres imaginaires, qui rallie, qui relaie et relate les sensibilités, la joie, la danse, la musique, l’amitié, la rencontre, et qui surgit des magnétismes de ces rencontres multi-trans-culturelles, orchestrées par le hasard, les accidents, la chance et les errances. ».
L’auteur développe ce concept – ce poécept, pour reprendre un mot qu’il a inventé – dans des pages magnifiques où se mêlent la rhétorique et la poésie, la raison et la passion, les idées et les images, les fulgurances et les explications. Avec ce texte aussi politique que poétique, Patrick Chamoiseau insuffle une force à celles et ceux qui tentent leur chance et risquent leur vie en fuyant leur pays mais qui partagent la même terre. Il fait appel à l’imaginaire d’autant plus riche et débordant qu’il vient à présent du monde entier et qu’il est perceptible par le monde entier.
Il termine par une déclaration des poètes, lueur destinée aux hygiènes de l’esprit, avec un splendide hommage aux migrants : « (..) les poètes déclarent en votre nom que le vouloir commun contre les forces brutes se nourrira des infimes impulsions… (..) Que le bonheur de tous clignote dans l’effort et la grâce de chacun jusqu’à nous dessiner un monde où ce qui verse et déverse par-dessus les frontières se transforme la même, de part et d’autre des murs et de toutes les barrières en cent fois cent fois cent millions de lucioles ! – une seule pour maintenir l’espoir à la portée de tous, les autres pour garantir l’ampleur de cette beauté contre les forces contraires ».
La mondialité peut-elle vaincre la mondialisation ? J’ai eu la chance de poser cette question à Patrick Chamoiseau rencontré en mai dernier au Festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo. Avec son sourire et sa voix douce, il me répondit : « Croyez-vous les structures en dur ont été toujours plus fortes que les structures fines et douces ? » Ou bien, en reprenant les termes de son livre : Les pierreries glacées seront-elles toujours plus fortes que les cent fois cent fois cent millions de lucioles ? Patrick Chamoiseau invite chacun de nous à esquisser la voie d’un autre imaginaire et à faire partie de ces innombrables lucioles qui forment une lueur destinée aux hygiènes de l’esprit. Chacun a sa part. La résignation et le repli sur de vieilles frontières ne sont plus de mise. Et l’ouverture de notre imagination au monde, plus que jamais indispensable.
