Une femme attend. Elle habite « une île où le Diable a la partie belle et doit se frotter les mains. » Elle essaie de prier. Elle s’appelle Angélique et attend son frère, Fignolé, qui n’est pas rentré depuis la veille au soir… Joyeuse, sa sœur, attend aussi. Et leur mère aussi. Elles sont à Port-au-Prince, capitale de Haïti, « poste avancé du désespoir ».
Cette attente – et tout ce que cela suppose – se poursuit jusqu’aux dernières pages du livre. La parole passe difficilement entre ces trois femmes : Angélique, soumise, se réfugie dans la prière, s’occupe de son fils Gabriel et soigne les malades à l’hôpital ; Joyeuse, libre, sensuelle, amoureuse, embrasse la vie, ses plaisirs et ses failles, avec une force quotidienne pour garder sa dignité. Leur mère, quant à elle, est chevauchée par ses loas, les divinités du vaudou. Il y a aussi Ti-Louze, « si noire qu’elle en est invisible », qui vient de la campagne et accomplit les tâches les plus ingrates. « Autant dire que la maison est pleine comme un œuf. Que nous nous écoutons respirer. Et qu’à force, l’amour a pris les couleurs de nos rancunes, s’est mélangé à s’y confondre avec nos ressentiments. ».
Celui que l’on cherche, Fignolé, est « récalcitrant, rebelle, habité de poésie, fou de musique. Fignolé n’a pas sa place dans cette île où la débâcle a défait les âmes », Fignolé dont personne n’est en mesure de donner des nouvelles, alors que la ville, chauffée à blanc par la misère, est écartelée par le retour du Prophète-Président, chef du Parti des Démunis.
Dans ce chaos poussé au paroxysme, alors que les armes crépitent, Angélique, Joyeuse et leur mère partent à la recherche de Fignolé, l’une poussée par sa piété, l’autre par son audace, la troisième par la force des loas. Elles tentent d’arracher par bribes des indices pour garder la force de continuer leur recherche.
Yannick Lahens dépeint les habitants de son pays qui ne cesse de glisser dans le gouffre de la misère, tentent de s’en sortir et y retombent. Pourtant, dans cette société complexe où femmes et hommes s’affrontent autant qu’ils s’aiment, il existe un rapport à la vie qui est d’autant plus fort que la mort y est omniprésente. Car il est dit que les morts peuvent revivre. Car la lutte pour la liberté et la justice, incarnée ici par Fignolé et quelques autres, ne cessera jamais. Une lutte pour la vie.
L’écriture de Yanick Lahens est polyphonique. Elle distille tous les possibles contradictoires dans cette île où le surnaturel est omniprésent : «(…) c’est le moment de la journée où nous pourrions nous écouter des heures entières. Le moment de la parole nue. Forte. Sans les oripeaux, sans les béquilles du monde. C’est l’heure où nous allons chercher la parole très loin ou à fleur de vie. Les paroles qui arrivent de ces terres sont lointaines, douces, secouées de rires, déchirées, brûlées, fragiles, puissantes, précieuses. » Elle se charge d’une force âpre, sous la lumière aveuglante d’un soleil impitoyable, où l’ombre peut être un refuge, un voile, un abri, un piège. Où pour survivre, il faut être « une pierre ». Où la vengeance est un ultime rapport à la vie. Où « la lumière blanche, laiteuse de la lune continue, impassible, d’envelopper le monde. »
Avec La couleur de l’aube paru en 2008 et réédité en poche en 2016, Yanick Lahens a trouvé une place centrale au cœur de la littérature haïtienne, qui s’est confirmée de livre en livre avec, notamment, Bain de lune (Sabine Wespeiser) qui a obtenu le Prix Renaudot 2014.
