Il y a un mois, je ne connaissais pas l’existence de l’écrivaine américaine d’origine amérindienne, Louise Erdrich. C’est après avoir écouté la toujours intéressante émission d’Augustin Trapenard, « Boomerang », sur France Inter, dont Louise Erdrich était l’invitée, que je suis allé à la médiathèque de Paimpol pour y trouver son dernier livre traduit en français en 2016, mais qu’elle avait écrit en 1986.
Les premières pages donnent le ton du livre : trois enfants voient leur mère, Adelaide, s’enfuir à bord d’un biplan conduit par un pilote acrobate pour qui elle quitte tout. Les deux ainés n’ont plus qu’à monter dans un wagon d’un train de marchandise pour rejoindre une tante quasi inconnue. Le dernier est recueilli par un couple qui vient de perdre un bébé. D’entrée, le lecteur est happé par une situation hors du commun décrite de façon très réaliste dans son cadre et son époque.
Ainsi commence cette chronique familiale : cette scène ne cessera pas de résonner durant une quarantaine d’années, événement initiateur d’une saga où tout se bouscule, se construit, se dissout, se détruit et parfois renait, au sein de cette famille vivant d’un commerce de boucherie à Argus, dans le Dakota du Nord.
La cohérence de ce livre tient à cette famille qui s’étend pour mieux se distendre. Les intrigues se chevauchent les unes les autres. Ce n’est pas tant la famille qui est au centre du livre que les essais souvent vains de s’en défaire. Ou de la vaincre. Dans cette atmosphère souvent lourde qui pèse entre parents et enfants, frères et sœurs, cousins et cousines, il n’y a pas de grand méchant. Mais des êtres cherchant à tâtons de vivre tant bien que mal, pour qui la quête de l’amour mène à des impasses, des secrets, des tabous, de la tendresse parfois, de la violence aussi. Des êtres poursuivis par des esprits plus ou moins bien attentionnés. Le récit ne s’attache pas à des ressorts psychanalytiques mais donne libre cours à la quête, souvent infructueuse, du droit à la différence, physique, sexuelle, sociale, familiale…
Sur cette période de l’histoire américaine, il semble que la société ne bouge guère, à part quelques éléments dérisoires de modernité dont la trace reste superficielle. Même si le sens pragmatique des affaires n’est pas oublié, le vieux cliché du rêve américain symbolisant le progrès laisse la place à l’émergence d’un chaos naissant d’un mouvement circulaire qui ne fait que s’étioler.
Ce récit est éclairé par une écriture particulièrement fine, une imagination florissante, un sens du récit aussi maitrisé que surprenant. On suit Louise Erdrich quel que soit le dédale dans lequel elle nous conduit, se délestant parfois du poids du réalisme comme dans cette scène où un visage de jeune fille s’imprime sur un bloc de glace après une glissade en toboggan, provoquant l’émerveillement des religieuses de l’école qui cherchent à en faire un culte. Ailleurs, l’apparition de l’Indien Russell, un marginal revenu blessé de la guerre de Corée et cloué à un fauteuil roulant, est absolument saisissante.
Cela donne un livre stupéfiant dont la lecture absorbe facilement les presque cinq cent pages : par cette histoire familiale mélangeant réalisme, onirisme et spiritisme, il s’inscrit dans la littérature américaine dans sa façon de décrire, souvent par le menu, les choses et les gens, mais l’enrichit par une relation souterraine avec un outre-soi, libérant force et mystère. Sont-ce les origines amérindiennes de Louise Erdrich qui donnent à son livre toute sa singularité ?

Ce livre a d’abord été édité en 1988 par les éditions Robert Laffont sous le nom de La Branche cassée, sans succès. Il est ressorti en 2016 chez Albin Michel, avec une nouvelle traduction, et donc un nouveau titre, Le Pique-nique des orphelins.