6 décembre 1870, la France est en guerre contre la Prusse. Paris est assiégé. Sur le champ d’une bataille perdue, un père cherche le cadavre de son fils, Frédéric Bazille, qui aurait dû avoir vingt-neuf ans, ce jour-là. Quelques années auparavant, Frédéric Bazille était peintre, ami de Claude Monet, au moment où, en compagnie de quelques autres – Renoir, Manet, …- ils écrivaient une nouvelle page de la peinture occidentale avec ce qui allait s’appeler l’Impressionnisme, où la lumière était célébrée comme jamais auparavant.

Frédéric figure dans Le déjeuner sur l’herbe de Monet. Dans un autre tableau, réalisé peu de temps après, La femme à la robe verte, c’est Camille qui pose, la future femme de Monet. Et dans Femmes au jardin, où quatre femmes tournent autour d’un arbre, Camille y figure, encore… Ces ombres et lumières rappellent cette époque en paix, où l’amitié et l’amour illuminaient ses tableaux, qui étaient encore souvent mal compris.

Ce livre n’est pas une biographie exhaustive de Claude Monet. Michel Bernard évoque les proches du peintre, sans influence directe sur son art, mais dont la présence infuse ses toiles au-delà du temps : « De la scène peinte il y avait trois ans, Frédéric était le seul manquant. Pourtant c’est par lui que tous ensemble, hommes, femmes, arbres restaient noués, pris dans l’instant, comme l’empreinte d’animaux et de fougères antédiluviennes conservés dans un morceau d’ambre. Sur la toile aux couleurs vives, le sillage de leur affection persisterait quand ils ne seront plus. ».
La peinture de Monet rend palpable ce temps disparu, en les montrant en pleine vie, cette vie pourtant mauvaise joueuse avec la maladie, la mort, la guerre. La peinture est bien plus qu’une représentation plus ou moins parfaite, elle est une forme d’incarnation de la vie. En peignant Camille, Claude représentait, ce qu’il vivait, leur amour, leur désir, leurs étreintes. « Le peintre mêlait sa femme au monde. Il fixait dans le jour l’étreinte de la nuit. ». Il a aussi représenté sa mort avec le sidérant portrait de Camille morte en 1879.

Bien avant, il y eut les soucis quotidiens de ces années où les ventes de tableaux restaient aléatoires. « Aucune rebuffade, aucune injure, rien, même l’indifférence ne le faisait varier. Monet ne doutait pas. ». Et la guerre, celle de 1870, le départ pour l’Angleterre, puis la Hollande pour éviter la famine qui sévissait à Paris.
Puis le retour, l’installation à Argenteuil, la paix qui s’installe, le succès qui se rapproche grâce à « quelques amateurs sans préjugés.» Le sentiment « qu’ils étaient sur le seuil, lui et les siens, de ce que donne la vie de meilleur, et le plus généreusement : la jouissance du monde. » Et la passion du jardin, le retour à Paris, la dépendance à un marchand, une deuxième naissance, Michel. Mais Camille est malade. Et meurt.
Près de trente ans après, Monet est adulé et riche. Il vit à Giverny dont il a façonné le jardin. Sa famille est autour de lui, du moins celles et ceux que la mort lui a laissés. C’est Blanche, la veuve de son premier fils, Jean, qui s’occupe de lui et de la maison. Quand l’été 1914 arrive, Monet fait construire un troisième atelier, beaucoup plus grand que les deux premiers, pour s’atteler à son projet : peindre les nymphéas de son jardin . « Il en serait l’ouvrier et le contremaître, l’architecte et l’ingénieur, la brute pleine de sensations au service d’il ne savait quoi. Il peindrait un mélange d’eau et de ciel, et il ferait voir au travers. » Pendant et après la guerre, son ami Clemenceau vient souvent lui rendre visite, alors que lui-même devient quasiment aveugle : il ne peignait plus qu’une « espèce de ratatouille » que les collectionneurs s’arrachaient à prix d’or.
Au fil de la conversation amicale entre ces deux vieillards célèbres, Clemenceau suggère à Monet de léguer une partie des Nymphéas à la République pour orner les murs de l’Orangerie, près du palais de Tuileries qui n’existait plus. Monet accepte, « à condition qui lui soit achetée une toile de sa collection personnelle, « Femmes au jardin », et qu’elle soit exposée au Louvre, au cœur de Paris, parmi les chefs d’œuvre du monde », cette toile de ses débuts, qui ne n’est pas l’une des plus célèbres mais où Camille dansante est représentée, multipliée par l’amour.
Tout historien de l’art se pose la question du lien entre la vie et l’œuvre de l’artiste. Tout le long de ce livre et, en le terminant avec ce don par lequel Monet lègue ce qu’il a de plus intime, Michel Bernard pose un regard aussi savant qu’émerveillé sur les liens très serrés entre l’œuvre et la vie de Monet. Son livre est non seulement un vrai délice de lecture, mais aussi une subtile approche qui permet de déceler comment la vie, l’amour, la mort n’ont pas cessé de tendre la main à l’art.
