6 septembre 2042. Un homme regarde un pigeon et soliloque dans le parc Montsouris, à Paris. Il y recherche « un endroit derrière un buisson, avant-goût du paradis, qu’on ne voyait qu’une fois, parce que les hommes y allaient pour mourir » (page 9). Il s’appelle Joseph et sort d’un séjour de vingt-cinq ans de prison au Sénégal, son pays. Il pense à Ching, lui aussi prisonnier, son unique amant, grâce à qui « la vie vaut toutes les peines si on a quelqu’un avec qui les partager » et qui est mort après avoir été libéré. Il pense à son frère Patrick, mort au fond d’un bateau de pêche appartenant à un entreprise chinoise. « Son travail consistait, dans les chalutiers industriels chinois, à ramasser, vider et conditionner le poisson que la Chine exportait ensuite vers l’Europe. (…) ce poisson que les pêcheurs locaux, sur leurs pirogues, n’attrapaient plus. ». Pour le venger, il a tué un Chinois en l’étranglant et écopé vingt-cinq de prison.
Tout au long de ce livre, Joseph revient sur sa vie pendant laquelle il a connu presque le pire, et tente de faire la paix avec lui-même, à défaut de la faire avec d’autres : les personnes qu’il aimait (sa mère, son frère, son amant) ont tous disparu. Disparue aussi la boutique familiale que sa mère faisait tourner avec un certain succès, mais finalement rachetée par des Chinois. « Jour après jour, les commerces locaux ferment, au profit de ces bazars où on vend des objets fabriqués en Chine. ». La société traditionnelle de Dakar, pauvre certes mais où chacun pouvait croire avoir une place, est anéantie. Les Chinois, gonflés d’efficacité et méprisant les traditions, modernisent le Sénégal en l’entrainant « dans une ère de médiocrité ».
Joseph dresse donc un violent réquisitoire contre le poids devenu écrasant des Chinois en Afrique : disparition des usages locaux, violence larvée ou déclarée, captation des richesses, disparition des objets depuis longtemps adoptés pour ceux d’une modernité clinquante, gaspilleuse et coûteuse. « (…) la Téranga, cette tradition sénégalaise vieille de toujours, qui offre l’hospitalité qui est venu s’installer chez nous, n’inclut pas la servitude. ». Est-ce çà, le développement ? Ou n’est-ce que la réplique d’un colonialisme qui ne vient plus d’Europe mais d’Asie ? Comment y résister ? Qui vend l’Afrique à la Chine ? Il met en cause un président sénégalais sans le nommer. Il en évoque un autre, français celui-là, et son discours néo-colonialiste insultant qu’il a prononcé à Dakar…
Joseph poursuite aussi une réflexion songeuse et désabusée sur la mémoire et l’oubli, ses relations entretenues avec les morts dont il voudrait avoir des signes comme des tourterelles formant un cœur au-dessus d’une tombe. Illusion ou consolation alors que « la vie n’est qu’une connerie. » , comme si le souvenir de la vie valait mieux que la vie elle-même. Les dernières pages, où on le retrouve au parc Montsouris, sont magnifiques de sensibilité, de tendresse, de douleur et d’espoir dont un pigeon blessé, à qui Joseph vient en aide, est le vecteur et le symbole. Loin des Chinois au Sénégal…
[ Khadi Hane est une écrivaine sénégalaise née en 1962 à Dakar et installée maintenant à Paris mais toujours très liée à son pays natal. « Demain, si Dieu le veut » est son huitième roman.]
