« Crue », titre ambigu… Est-ce le nom, l’adjectif au féminin, le participe passé ? De quoi être perplexe avant même d’ouvrir le livre. Perplexité qui se poursuit pendant tout le livre dont l’écriture est pourtant d’une grande concision. Écriture hypnotique, d’une hypnose qui ne conduit pas au sommeil (ce livre se lit les yeux grand-ouverts) mais provoque une sorte de lévitation au-dessus de la réalité, pour mieux observer le chaos. Pour annoncer que « (…) le monde autour de moi, avec ceux qui y vivaient, était en train de disparaître sous mes yeux et que personne, sinon moi, n’en voyait rien. » .
Le narrateur vit dans « l’un des quartiers périphériques de l’un des plus grandes et plus vieilles villes d’Europe » dont le nom ne sera pas dévoilé. Il habite un petit appartement dans un quartier en marge, dont le passé fut douteux, dont le présent semble lugubre avec ces « immeubles flambant neufs aux silhouettes dégingandées de géants difformes et grotesques juchés les uns sur les autres. Le narrateur reste spectateur de ces métamorphoses citadines. Il vit seul, il a perdu sa fille en bas-âge. Il restreint autant que possible toute convivialité avec ses voisins, n’accordant son attention qu’aux pigeons et à un chat qui s’échappe. En partant à sa recherche, il traverse des zones de chantiers, il a l’impression « de se tenir devant un paysage qui fût en même temps le début et la fin du monde.». La disparition du chat est la réplique en mineur de celle de sa fille, de l’agonie de sa mère à l’hôpital où il entend «sa mère mourante parler à sa fille morte » (page76). D’où cette longue méditation sur le temps qui n’a rien d’une flèche tendue vers l’avenir, ni d’un éternel recommencement. « N’importe quel maintenant ouvre une porte sur jadis. Mais c’est un jadis qui doit tout à l’instant qui le rêve bien longtemps après qu’il ait eu lieu ».
Le temps semble s’ébranler avec l’incendie d’un immeuble voisin dont il ne reste que la carcasse carbonisée. L’occasion de faire connaissance avec les deux voisins qui restent encore dans son immeuble, une femme et un homme. La femme joue du piano – elle n’’interprète pas la musique, elle l’évoque. L’homme vit dans les livres et la philosophie. Tous les soirs, il retrouve la femme avec qui il fait longuement l’amour, hors du temps. Puis s’en retourne en passant chez l’homme avec qui, aidé par une bouteille de whisky, il discute, autour d’une citation latine, « Est enim magnum chaos » du néant, du trou noir dans lequel chacun peut tomber, de l’hypothèse d’un grand remplacement.
Un matin, ils ont disparu. Ils ne les retrouvent plus.
C’est alors que commence la description de la crue qui submerge toute la ville et paralyse toute la vie, description utilisant les codes de la littérature fantastique, mais rappelant les inondations récentes dans la région parisienne et la vallée de la Loire. Cette inondation est « l’épanchement du songe dans la vie réelle» ; « (…) toute la cité n’était plus qu’un grand cloaque dont le remugle se répandait partout.» ; «C’était terrible. Mais aussi magnifique. Si l’on peut me comprendre : d’autant plus magnifique que cela était également terrible. » (page 233). Fascination pour le chaos, pour le spectacle impitoyable du délitement d’une réalité qui semblait insubmersible.
Le chat revient. La décrue s’amorce. Il reçoit une enveloppe avec juste la citation latine de son ex-voisin, dont il retrouve la trace dans un livre anglais qui parle d’une disparition inexpliquée…. Le chaos ? Le vide ? Une épidémie ? Une révélation qui se répète de siècle en siècle ? « On veut que la vérité soit toujours à venir, qu’elle reste à découvrir. Non, depuis les origines, elle a été révélée aux hommes. La vérité toute nue, toute crue, comme il aimait à le dire. C’est juste que personne n’y prête jamais attention. »
C’est dire que ce livre à l’écriture précise autant que houleuse, inverse l’idée que notre époque se fait du destin. Le chaos n’est jamais loin, y retomber est une certitude, dans « une sorte de trou noir au bord duquel nous nous tenions et qui, arbitrairement, sans rime, ni raison, aspirait les vivants, les uns après les autres, dans un même vide sans fond » .
Ce livre donne le vertige. Non pas le vertige aérien du vide. Mais celui de l’enlisement, de l’enfouissement d’un monde submergé par le déluge. Livre à déconseiller à celles et ceux qui se crispent sur quelque illusion. A lire intensément par celles et ceux qui veulent trouver ou retrouver une hypothèse à l’inverse de notre civilisation axée toute entière sur l’illusion du progrès. Reste « à peine le souvenir très vague de cette vérité que, je le sais, moi aussi, à mon tour, j’aurai crue ».
Et si ce livre n’était qu’une blague aussi savante que dérangeante ? Philippe Forest est-il un oracle ou un illusionniste ?
