Annie Ernaux n’a jamais cessé de creuser le même sillon : raconter sa vie. Il s’agit pour elle d’un impératif absolu. « Aucun autre projet d’écriture ne me paraît, non pas lumineux, ni nouveau, encore moins heureux, mais vital, capable de me faire vivre au-dessus du temps. Juste « profiter de la vie » est une perspective intenable, puisque chaque instant sans projet d’écriture ressemble au dernier » (page 18). De ce projet, elle a bâti une des œuvres les plus passionnantes de la littérature française contemporaine.
Et comme dans la plupart de ses livres, elle part d’une photo : elle a 16 ans en 1958. Cette photo lui dit ce que pensais cette fille, si lointaine qu’elle puisse être de la femme de 70 ans qui la regarde. Et se souvient de ses rêves, ses attentes, ses obsessions, ses prudences. Si loin soit-elle, cette jeune fille surgit. La vieille femme la raconte : « Cette fille qui est capable à cinquante ans de distance de surgir, et de provoquer une débâcle intérieure, a donc une présence cachée, irréductible en moi. Si le réel, c’est ce qui agit, produit des effets selon la définition du dictionnaire, cette fille n’est pas moi mais elle est réelle en moi. Une sorte de présence réelle. » (page 22)
Toute au long de l’œuvre de Annie Ernaux, on retrouve cette démarche qui écarte tout de suite les « Mémoires » au sens classique du terme, comme un ensemble déjà fixé par le temps, que l’on déterre avant qu’il n’entre en décomposition ; alors que le temps qu’on dit à jamais disparu, ne fait que sourdre impunément dans chaque acte de la vie.
Annie Ernaux fixe tout de suite une règle : mettre à distance la narratrice de son personnage, : « (…) dois-je fondre la fille de 1958 et la femme de 2014 en un « je » ? Ou, ce qui me paraît, non pas « le plus juste » – évaluation subjective – mais le plus aventureux, dissocier la première de la seconde par l’emploi de « elle », et de « je », pour aller le plus loin possible dans l’exposition des faits et des actes. Et le plus cruellement possible, à la manière de ceux qu’on entend derrière une porte parler de soi en disant « elle » ou « il » et à ce moment-là, on a l’impression de mourir. » (page 22)
Je ne vais donc pas raconter ce que « elle » et « je » disent dans ce livre de 150 pages à la lecture trompeusement facile où chaque mot a été pesé au trébuchet, avec cette écriture dont la « blancheur » creuse impitoyablement au plus profond. Mais juste noter la lucidité totale de la démarche d’Annie Ernaux sur ce qu’elle était et croyait être, sur le regard de celle qu’elle est maintenant. Noter aussi son besoin de ne pas être prisonnière de sa mémoire en la stimulant avec des recherches présentes pour faire du récit du passé un acte vivant. « Faire de l’écriture une entreprise intenable » (page 38).
Et finir avec sa dernière phrase. « Explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l’étrange irréalité que revêt des années après, ce qui est arrivé. » Une autre façon de partir à la recherche du temps perdu….
Voici quelques liens sur des livres de Annie Ernaux, en cliquant sur le nom des livres :
– sur le livre « Les années » (Gallimard )
– sur le livre « L’autre fille » (Editions Nil)
– sur le livre « L’écriture comme un couteau » (Folio)
– sur le livre « La place » (Gallimard)
– sur le livre « Regarde les lumières, mon amour » (Seuil)

Annie Ernaux nous montre à quel point la littérature est de la vie en plus, j’aime bien le passage que tu as repéré où elle dit : « Juste « profiter de la vie » est une perspective intenable, puisque chaque instant sans projet d’écriture ressemble au dernier ».
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