C’est en écoutant Boomerang, l’excellente émission culturelle d’Augustin Trapenard sur France Inter, que j’ai entendu Makenzy Orcel parler de son livre, L’Ombre animale. Je n’avais pas trop compris ce dont il s’agissait mais la façon dont il parlait de son livre m’a conquis, se situant dans la lignée magnifique de la littérature haïtienne.
Après une lecture pas à pas, lente, envoutante, parfois trébuchante, je suis sorti de ce livre enfiévré et abasourdi. En étant conscient d’avoir lu un véritable chef d’œuvre tout en n’étant pas certain d’avoir saisi l’essentiel de ce long fleuve de mots se choquant les uns sur les autres.
D’ailleurs, dès le début, on est prévenu « … je te le dis tout de suite, ce n’est pas une histoire, (…) je vais parler, parler sans arrêt, laisser mes mots voguer, aller au-delà de leur limite« . C’est un cadavre qui parle, mort de sa belle mort et non pas tué d’un coup de machette… Cette voix se développe pendant tout le livre, sans majuscules, ni points (mais rassurez-vous, il y a des paragraphes et des chapitres qui clarifient le propos), la voix d’une morte qui attend d’être enterrée, encore sur la rive des vivants. Elle revient sur sa vie, celle de sa famille, au village, puis à la capitale, celle de son pays à l’histoire impitoyable et sans espoir tangible. Ce thème, qui se retrouve dans l’ensemble de la littérature haïtienne, est traitée ici en litanie d’outre-tombe, culbutant les règles du roman, en forgeant un nouveau langage enraciné dans la poésie.
La narratrice – la morte, donc – est la fille de Makenzy, père hanté par des démons transmis de générations en pauvreté, violent, brutal avec sa femme, abusant sa fille, saoul et grattant sa terre de cailloux sans espoir : « (…) l’inaccessible enfance, Makenzy toute sa vie avait souffert secrètement de la même blessure, le même silence, tu sais, les souvenirs à marée haute, avides, impitoyables, et toutes ces chose de l’intérieur jamais prêtes à lever le camp. ». Il y a Toi, « (…) la mère de famille modèle et digne, esclave et entretenant avec les invisibles une relation passant par la terre, rejoignant la nuit le baobab avec une bougie de suif (…). ». Il y a Orcel, le frère dont la narratrice est amoureuse à force de dormir près de lui, Orcel, mystérieux, s’en allant et revenant suivant l’on ne sait quel mouvement. Il y a Dieu, « cultivateur honnête et respecté, qui avait reçu ce prénom dégueulasse de ses parents, le seul qu’ils aient trouvé digne de ce petit garçon né une nuit de pleine lune, sans que cela ait rien à voir avec l’immortalité, l’éternité, et toutes ces choses qui pètent plus haut que leur cul. » Près de ce village où « le ciel et la terre ne dansent pas sur le même pied », d’un coup de machette, Dieu est assassiné.
Et bien d’autres personnages apparaissent : l’Autre, l’Inconnue l’étrangère, l’Inconnu le mystérieux, l’Envoyé de Dieu, le Maitre d’école, les Belles du Seigneur, Monsieur l’Inspecteur, le Ténébreux, le Supérieur… Chacun est un personnage emblématique de cette société constamment au bord du précipice, société qui se glisse dans une voix d’outre-tombe afin de porter une parole folle ou sage, féroce ou douce, implacable ou tendre. Ce cadavre non encore enterré, voit tout, comprend tout, la vie des disparus comme celle des vivants qui vont disparaitre, cadavre devenant charogne comme tous ses ascendants, cadavre qui porte la parole des morts et interroge les vivants…
L’Ombre animale est un dialogue entre l’ombre tremblante de la mort et le mouvement anarchique de la vie, entre le visible et l’invisible, entre la mouvante immobilité de la campagne et le maelstrom tranchant de la ville. C’est le livre où la brutale domination masculine ne cache pas l’omniprésence quotidienne mais inaudible des femmes : la voix de la narratrice insoumise, libre, qui peut tout dire et qui a tout compris, ne peut venir que d’outre-tombe. C’est aussi le livre d’un peuple opprimé depuis deux siècles pour avoir obtenu son indépendance, ne parvenant pas à échapper aux différents occupants et aux balles déchargées par les hommes du Supérieur…
L’Ombre animale ne peut pas se lire selon les canons habituels. Sa lecture n’a rien d’aride ni d’intellectuel. Les mots composent une musique, un poème. L’histoire est là pour les servir. Avec cette langue, qui relie la poésie et le roman, c’est un flux infini et anarchique qui se développe comme le mouvement de la vie, les vagues de la mer, le souffle de l’existence, la fureur des hommes. Et comme la mort, omniprésente, parfois apprivoisée, parfois refuge, parfois cruauté pure et violence inouïe. C’est une langue qui, sans cesse, s’échappe pour s’ouvrir ailleurs. C’est la langue d’un pays où on est d’abord poète.
En Haïti, la Poésie est-elle la seule antidote possible au fracas de l’Histoire ?

ma réponse à ta dernière question est: oui, incontestablement oui. C’est extraordinaire comme ce tout petit pays, le plus pauvre, le plus anarchique de tout le continent américain peut produire d’écrivains, de poètes en particulier. Je te conseille, parue récemment en collection Points-poésie, l’anthologie de la poésie haïtienne contemporaine, par James Noël.
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Je l’ai achetée il y a un mois et m’en ressource sans cesse…
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