Retour à la littérature haïtienne, retour à Lyonel Trouillot avec son dernier livre qui vient d’être publié.
Un seul narrateur, dans ce livre, qui tient un journal. Il évoque un femme déjà âgée, man Jeanne, mémoire et sagesse tutélaire, qui jette un pissat de chatte sur les personnes qu’elle juge indignes ; un petit professeur féru de livres qui sont l’essentiel de sa vie ; la rue de l’Enterrement menant au grand cimetière voisin qui « habite ce journal que je tiens pour fixer mon regard sur ma ville occupée, sur mon quartier habité par autant de morts que de vivants, sur les allées venues de milliers d’inconnus que je croise, sur d’autres que je n’ai jamais croisés. (…) je végète au bord du trottoir en jouant au philosophe. ». Ce journal suit cinq jeunes gens, le narrateur lui-même, son frère Popol, « les deux femmes qu’il aime », Sophonie et Joëlle, et Wodné, qui dirige ce groupe formé à partir du militantisme révolutionnaire pour qui servir la cause est la seule obsession, ce même militantisme que le petit professeur avait exercé une génération plus tôt dans ce pays qui se cogne de pauvreté en misère. Depuis, il n’y croit plus mais se voue à la littérature… Ce petit professeur serait-il le double littéraire de Lyonel Trouillot ?
Ce livre est le récit chahuté, tumultueux, lyrique et profondément pessimiste des rêves toujours brisés de ceux qui veulent en finir avec la misère pérenne de la quasi-totalité de la population de Haïti, jadis sous la férule de dictateurs fous et impitoyables. Elle est maintenant sous le poids de l’Occupation, celle de toutes les organisations humanitaires internationales pour lesquelles Haïti est une place privilégiée et pérenne, dont l’action semble davantage profiter à la carrière de leurs salariés qu’à la population qu’elles sont censées venues secourir. Man Jeanne constate : « Regardez ces gens qui marchent dans la rue. Personne ne veille sur eux, ne se bat pour eux. Et c’est comme ça depuis toujours. Alors tous les rapaces leur tombent dessus. Vous allez souffrir. Nous allons tous souffrir. La souffrance a besoin d’air, d’espace. Soit on la crache, soit on étouffe. Alors quand viendra l’heure du crachat, ne vous trompez pas de cible ». Elle encourage le narrateur : « Ecris la rage, le temps qui passe, les petites choses, le pays, la vie des morts et des vivants qui habitent la Rue de l’Enterrement. Ecris petit. (…) Mais ce ne sont pas avec des mots qu’on chassera les soldats et fera venir l’eau courante. ».
Il décrit la vie quotidienne dans ce quartier aux confins de la mort, celle des détrousseurs de cadavres, du cordonnier qui ferme boutique, du vieux relieur qui ne voit plus guère, « les déboussolés du samedi matin. » (page 71) qui suivent parfois le mauvais cortège quand se succèdent les corbillards.. Il décrit les amours à l’intérieur du petit groupe des cinq, dont le narrateur n’est que le spectateur éconduit. Et, au milieu, Kannjawou, mot haïtien qui veut dire la fête, ce bar local où viennent se défouler, s’encanailler, se perdre les fonctionnaires de l’Occupation et les enfants de la bourgeoisie haïtienne venant dans leur 4×4, cyniques pour la plupart, naïfs pour quelques-uns, comme la petite brune tombée amoureuse de Marc, le trop beau dragueur du bar. Dans ces « coins d’ombre » se joue le jeu de la séduction, du sexe facile et de la désillusion, de la manipulation.
A l’écart, le petit professeur fait la lecture aux petits enfants. Mais la calomnie prétend qu’il abuse d’eux. Finie la lecture. Le petit professeur ne vient plus à la Rue de l’Enterrement, il reste cloitré, seul, dans sa bibliothèque.
Quelques mois plus tard, le narrateur reprend son journal. « Ecrire est ma manière de me magner le cul. ». Les cortèges sont de plus en plus nombreux dans la Rue de l’Enterrement, «(…) la mort s’est mise à courir plus vite que les vivants » (page 119). La connivence dans le petit groupe de militants s’est brisée car « le particulier n’intéresse pas le militant qui ne pense qu’au général. ». Wodné partage avec les hommes d’affaires qui sont ses ennemis, « l’ignorance absolue du principe de la perte. Une haine farouche du mystère et du rêve. Ou rien qu’une chose, mais elle vaut pour toutes les autres : la haine, tout simplement.». Le petit professeur au milieu de ses livres s’enfonce dans la solitude… Il n’y survivra pas.
Lyonel Trouillot écrit un long et splendide chant sépulcral où son pessimisme se revêt de la prose somptueuse et du sens du récit que j’ai tant aimés dans Yanvalou pour Charlie. Ce chant funèbre s’interrompt dans les dernières pages pour laisser place à la fête, Kannjawou. « Faudra la faire, cette fête. Oui man Jeanne, faudra la faire. Mais avec qui ? Avec qui ?». Fête rêvée, « où les cimetières deviennent des jardins, où toutes les frontières sont ouvertes à qui les passent avec les mains ouvertes et le cœur sur la main.». Dernières pages hallucinées d’espoir où une joie insensée s’exprime en tentant de tourner le dos aux larmes, à la misère, à la douleur, à l’injustice …
Réflexion lucide et amère sur l’engagement révolutionnaire, sur la pérennité de la pauvreté, sur la fragilité humaine, Kannjawou est aussi un éloquent plaidoyer pour la littérature, indispensable et impuissante en même temps, celle qui révèle la vie, les femmes, les hommes, ce qui les unit, ce qui les sépare, celle qui célèbre la possibilité d’une fête…
