Jean-Michel Basquiat a traversé la vie en 28 ans, y laissant des tableaux incandescents, provocateurs et stupéfiants dans le New-York en faillite des années Reagan mais où l’argent flamboyait de nouveau. Avec Eroica, Pierre Ducrozet lui consacre une biographie qui, loin d’être académique, instille au lecteur l’air de cette époque et sa vision de Basquiat qui va en devenir un des symboles par ses tableaux dont la puissance radicale explose en mille éclats irradiants.
L’auteur radiographie autant qu’il écrit. D’où la sensation très particulière ressentie en dévorant ce livre. Il radiographie non seulement les circonstances, les rencontres, la vie très « sex, drug & grafitti » de Basquiat, prénommé Jay tout le long du livre, mais aussi les flashes de la drogue autant que ceux de la création, l’argent qui submerge le peintre, les femmes qu’il aime ou fait semblant d’aimer. Et les rencontres avec tous les autres peintres new-yorkais autour d’Andy Wharhol. Basquiat comprend rapidement qu’il peut être riche et célèbre, mais ne fait aucune concession sur son art, tout en prêtant son visage mi-ange, mi-démon et son corps dansant et félin aux regards et aux désirs des autres. « Un jeune homme de vingt et un ans, de Brooklyn, qui peint, invente, sidère, qui est beau, qui ne sait pas dessiner, qui est arrogant, drogué, insupportable, qui irradie avec ses brûlots sans haut ni bas : tout ça est trop, non, c’est une farce, une mascarade. Car, pendant ce temps-là, il y a des gens qui bossent. » (page 60). Basquiat est une énigme scandaleuse à lui tout seul. Il capte son temps, et le restitue méconnaissable, mais où chacun essaie de se retrouver, marchands d’art compris. Il incarne l’explosion du marché de l’art avec « ce que partout, dans toute langue, on appelle des gribouillis. » (page 65). Il se sent le roi de New-York. Il veut être plus que tout, plus que tous. « Il n’y a absolument rien entre lui et le réel, pas la moindre protection » (page 80).
Est-ce lui qui maitrise sa peinture ? Ou est-ce sa peinture qui le capture ? Pierre Ducrozet rend très bien compte de l’engagement corporel, voire sexuel de Basquiat pour peindre, et de l’importance prise par la drogue dans sa création : « C’est avec elle qu’il est parvenu à concilier son envie de vivre (intensément) et de mourir en même temps.» (page 100). Le succès est éclatant. Mais il y a un vide. « Les soirs où ses pastels tournent en rond, où il s’enferre sans fin, il pense que s’il ne parvient pas à localiser le siège de sa détresse, c’est parce qu’il n’est plus. Il y avait quelque chose. Il n’y a plus qu’un creux. » (page 104). Ce creux deviendra un gouffre dans lequel il chavirera. Il meurt à 27 ans, comme Jim Morrison et Amy Winehouse…

Pierre Ducrozet revendique de n’avoir pas écrit une simple biographie, récit chronologique et analytique vu de l’extérieur. Tout en respectant les principales étapes de la vie du peintre, il ouvre son récit à des dialogues et des monologues imaginés, à des décrochages et des embardées véridiques – comme ce policier tuant un noir américain futilement –, tout en s’inscrivant dans l’époque de cet homme en mouvement perpétuel. L’écriture suit les méandres de la réflexion, les inconséquences des conversations, les embardées entre Europe et Hawaï, les ruptures de sa vie amoureuse, les quelques amitiés, notamment avec Keith Haring, à qui il donne une place plus importante qu’à Andy Wharhol. Et la drogue qui l’accompagne depuis le début et devient mortelle quand il passe à l’héroïne. La drogue qui prend le visage d’un nain pour le tuer…
Mieux qu’une biographie, Pierre Ducrozet tisse une légende reflétant la réalité, comme cet incroyable dessin mal reproduit en page 232, Pégasus, falaise de mots et de croquis déchirée de noir, dernier coup d’œil sur une vie trop pleine, trop courte.
