Charif Majdalani reste fidèle à son projet : raconter l’histoire de son pays, le Liban, à travers le destin d’un clan familial plongé dans les remous d’une société dépassée par le flux de l’Histoire et d’un pays qui se déchire dans une guerre civile savamment entretenue par les pays voisins.
Dans Villa des femmes, qui commence dans les années 60, période de paix pour le Liban au milieu d’un Moyen-Orient déjà instable, la parole est au chauffeur « gardien de la grandeur des Hayet », famille dirigée par Skandar et dont la fortune vient de la fabrication et du négoce de tissu. Tout irait bien si ce n’était la mésentente profonde entre son épouse Marie et sa sœur Mado et aussi, dans une moindre mesure, sa fille Karine. La vie du clan Hayet s’écoule au gré des fâcheries et règlements de compte à fleuret pas toujours moucheté, commenté par le chauffeur-narrateur, conducteur de belles Américaines, Buick, Oldsmobile et par les femmes du personnel de maison, placées sous la rigoureuse tutelle de Jamilé. Skandar n’est pas pressé de laisser les rênes de son petit empire à ses deux fils, Noula, citadin invétéré futile et très porté sur les filles, et Hareth, grand amateur de livres, de chevaux et de motos. Ce dernier commence à voyager, d’abord pour les affaires de son père, puis pour tant d’autres raisons. Tout se détériore : perte aux élections, dysfonctionnement d’un système politique jusqu’alors bien rodé. Skandar meurt brusquement.
Noula, l’ainé reprend les rênes de la fortune familiale qu’il aura vite fait de ruiner, à coups d’initiatives hasardeuses conduites par l’idée d’innover pour briller au lieu de gérer : il provoque l’écroulement total des affaires familiales criblées de dettes et s’enfuie. Restent la maison, son jardin et les plantations aux alentours, reste le personnel exclusivement féminin à part le narrateur, restent Marie et Mado dont les hostilités s’exacerbent, et Karine, qui se recroqueville dans son monde intérieur et l’attente du retour de son frère, Hareth, qui ne donne plus de nouvelles. La guerre qui déchire le Liban en lambeaux frappe directement la maison. Mais reste intacte la volonté de ne pas totalement abandonner quelques éléments de leur art de vivre, de plus en plus désuet, seule forme de résistance à la guerre. Résistance futile et trop fragile ? Il faudra attendre le retour de Hareth pour renverser la tendance.
Dans Villa des femmes, on retrouve les mêmes thèmes que dans Le dernier seigneur de Marsad : le crépuscule d’un pays balloté par l’Histoire, une famille qui se déchire pour des raisons nichées dans la vie amoureuse secrète de certains de ses membres, l’obsession de la transmission et son impossibilité, l’importance d’un personnage apparaissant en filigrane de toute l’histoire, – Lamia dans Le dernier seigneur de Marsad, Hareth dans Villa des femmes.
Mais Charif Majdalani n’a pas écrit un simple clone de son livre précédent. Notamment parce que la narration du récit est portée par le chauffeur et l’homme à tout faire de la maison, toujours bien placé, très souvent au courant, parfois se trompant. Ses grandes phrases se déroulent en longues mélopées comme l’est le déroulement de ses pensées et de ses émotions, donnant la première place à ses impressions, son opinion, ses réactions. Il ne s’agit pas d’un livre d’histoire, mais d’un récit intime dans une période historique troublée, d’une description des relations conflictuelles puis apaisées entre ces trois femmes qui résistent en prenant le thé sous la menace des bombes. C’est ce qui donne à Villa des femmes son bel attrait romanesque et entraine le lecteur à ne pas lâcher le livre jusqu’à la dernière ligne.