Un paradis trompeur – Henning Mankell (Seuil – 2013)

Un-paradis-trompeur Toutes les personnes qui dévorent les livres policiers de Henning Mankell – décédé le 5 octobre dernier – savent aussi qu’à côté de la saga du commissaire Kurt Wallander, il a écrit d’autres livres, notamment sur le Mozambique, pays de l’Afrique de l’Est où il résidait souvent. Il était engagé pour le développement de ce pays et de l’Afrique en général, contre le colonialisme et contre le racisme toujours vivace. Un paradis trompeur appartient à cette seconde catégorie.

Le livre commence dans la Suède froide et pauvre du début du XXème siècle : Hanna, dix-huit ans, s’embarque comme cuisinière sur un vapeur pour l’Australie, terre lointaine de cocagne. Elle se marie à Alger avec le second du vapeur, Lundmark, et le perd presque aussitôt à la suite d’une fièvre fulgurante qu’il a attrapée pendant une escale au Soudan. Elle quitte le bateau à Lorenço Marques – l’actuelle Mogadiscio, en Afrique orientale portugaise, l’actuelle Mozambique – malgré les moustiques et la chaleur. Elle est sauvée d’une fausse-couche par Felicia, qui travaille comme prostituée dans le plus fameux bordel de la ville où les hommes blancs viennent assouvir leurs fantasmes avec des femmes noires. Hanna y est soignée, tout en restant à l’écart de l’activité principale de l’établissement. Le directeur du bordel, Attimilio Vaz, en tombe amoureux et finit par lui arracher son consentement. Il meurt en essayant en vain de lui faire l’amour. Hanna hérite de toute sa fortune, bordel compris.

Toute la seconde partie du livre est une course à l’abîme pour Hanna, richissime mais profondément choquée par ce qu’elle voit et entend. Elle essaie de délivrer Isabel, femme noire, condamnée à mort pour avoir tué son mari portugais, le puissant entrepreneur Pedro, quand elle a découvert qu’il était déjà marié avec une autre femme, blanche. Elle n’y parviendra pas. Et disparaît.

Mankell a un réel sens du romanesque, pas seulement dans ses romans policiers. Il en use, et parfois abuse jusqu’à l’invraisemblance, dans ce livre avec un sens de l’imprévu étourdissant, qui contraste avec son écriture minimaliste. Son talent de romancier s’illustre aussi par les personnages qu’il crée, multiples et variés, parmi lesquels mon préféré est ce singe, Carlos, témoin apeuré et fantasque qui se refuge sur un lustre quand la terreur ou l’incompréhension le submerge.

Toutes ces péripéties quelque peu rocambolesques fournissent une trame romanesque au véritable sujet du livre : les relations entre les Noirs, natifs du pays, et les Blancs, colonisateurs. Hanna découvre avec effarement le mépris absolu des Blancs pour les Noirs à qui est déniée toute réelle liberté, toute réelle dignité, toute réelle humanité. Le roman se couvre du voile toxique de la colonisation pour laquelle Mankell n’a aucune indulgence.

Ainsi raconte Laurinda, la servante de Hanna : « Mais, un jour, alors que j’étais déjà assez grande pour aider ma mère aux champs et que j’avais déjà trois frères et sœurs plus petits, des Blancs sont arrivés au village. Ils avaient de longues barbes, des vêtements tâchés de sueur, ils avaient l’air de détester la chaleur du soleil et d’être très pressés. Ils portaient des armes, ils ont montré au chef du village un papier avec beaucoup de mots dessus et, quelques semaines plus tard, nous avons été expulsés de notre village par des soldats commandés par des Blancs. » (page 139).
Le régime ainsi établi est basé sur la peur et le mensonge. « Les Noirs mentent pour éviter de souffrir inutilement. Les Blancs mentent pour se défausser des agressions qu’ils commettent. Et les autres, les Arabes et les Indiens, mentent car il n’y a plus de place pour la vérité dans la ville où nous vivons ». (page 169). « (… ) elle avait déjà remarqué hostilité et tristesse dans les yeux des Noirs. Elle vivait sur un continent triste, où les seuls à rire, et souvent bien trop fort, étaient les Blancs. Mais ce rire, elle le savait, n’était souvent qu’une façon de cacher une peur qui se transformait en terreur. A cause de l’obscurité, de ceux qui se cachaient, invisibles. » (page 212)
Un régime établi tout à fait artificiellement : « Aller dans un autre pays, passer des frontières tracées par des Blancs, ça ne signifie rien. Toutes vos frontières ne sont que des traits dans la terre rouge, que des enfants auraient pu tirer avec un bâton. » (page295)
Et cette constatation : « Les Blancs n’aiment pas la vie. Ils aiment le temps, qui leur manque toujours. » (page 327).

Le réquisitoire de Henning Mankell contre le colonialisme est sans appel, définitif. Il semble le prolonger en sous-entendant l’impossibilité radicale d’une réelle compréhension entre Noirs, anciens colonisés, et Blancs, anciens colonisateurs. La colonisation n’est pas finie. Elle prend d’autres formes, notamment avec comme nouvelle puissance colonisatrice, la Chine, comme Mankell l’a si bien montré dans son livre « Le Chinois » (paru en France en 2011 au Seuil).

Henning Mankell était un homme de feu de de glace. Et d’un talent très efficace pour partager son dégout, ses craintes et son engagement.

Henning Mankell
Henning Mankell

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