C’est évident : le titre de ce livre fait référence à 1984, de George Orwell, publié en 1949, décrivant les ravages du totalitarisme tel qu’il s’est répandu au XXème siècle. L’écrivain algérien, Boualem Sansal, – dont l’essentiel de l’œuvre littéraire interroge l’évolution politique, religieuse et idéologique de son pays, et plus largement, celle de l’Islam – entreprend la description d’un autre totalitarisme, l’islamisme.
Dès les premières pages, le décor est planté. Ati, dans le sanatorium où il soigne sa tuberculose, écoute les borborygmes de la montagne voisine et le passage des pèlerins, seule population autorisée à se déplacer, qui s’arrêtent car « l’important n’est plus le but, mais la halte – même précaire », comme si une catastrophe naturelle ou une bombe nucléaire avaient vitrifié le pays. La Route, de l’américain Cormac McCarthy, n’est pas loin. Dans ce pays, l’Abistan, les « terribles V », surveillants implacables sont chargés de faire respecter la volonté de l’Appareil. « La maladie et la mort elles-mêmes, qui passaient plus qu’à leur tour, étaient sans effet sur le moral des gens. Yôlah était grand et Abi est son fidèle Délégué. » Dans ce pays qui avait été ravagé par la guerre, « L’Histoire a été réécrite et scellée par la main d’Abi. (…) 2084 était une date fondatrice pour le pays même si nul ne savait à quoi elle correspondait. »
La première partie de 2084-La fin du monde décrit le voyage d’Ati qui crapahute sur les routes d’une caravane à l’autre avant de rejoindre sa ville, Qodsabad, capitale de l’Abistan. En chemin, il rencontre Nas, un enquêteur de l’administration des Archives, les Livres sacrés et des Mémoires saintes qui vient de découvrir un site archéologique antérieur à la Grande Guerre sainte qui a établi l’Abistan et son régime. Sacrilège : il y avait une histoire avant 2084 !
Une fois arrivé à Qodsabad, Ati se soumet d’abord à la vie quotidienne imposée. « (…) il n’espérait rien de mieux que reprendre pleinement sa vie de bon croyant attentif à l’harmonie générale, il ne sentait pas la fore et le courage d’être un incroyant engagé. » Mais, plutôt que d’obéir aux ordres, règles et lois inventées organisées et étroitement contrôlées par le Système, il va, avec son très instruit ami Koa, «(…) chiner dans les banlieues dévastées où régnait encore un peu de liberté trop petite pour être efficace, or il en faut beaucoup pour s’attaquer à des secrets sur lesquels reposent des empires inébranlables. » Et « d’essayer de comprendre ces choses vaseuses dont leurs têtes étaient pleines : quel rapport existe-t-il entre religion et langue ? (…) la religion est-elle intrinsèquement tournée vers la dictature et le meurtre ? (…) Ils se rendaient compte que ce passe-temps était dangereux en plus d’être futile et ennuyeux. Mais que faire quand il n’y a rien à faire sinon des choses inutiles et vaines ? Et fatalement dangereuses. »
Boualem Sansal décrit le fonctionnement totalitaire de cette dictature religieuse dans des termes qui reprennent quasiment à la lettre à ceux de l’islamisme existant le plus radical. Cet aspect très démonstratif de sa description, est écrit avec une plume généreuse et virtuose, colorée, baroque, bardée d’humour décapant et d’imagination débordante.
L’auteur décortique certains éléments fondamentaux d’une dictature où le temps n’existe plus, l’histoire est abolie : « Dans tout le pays, en ses soixante provinces il ne passait jamais rien, rien de visible, la vie était limpide, l’ordre sublime, la communion achevée au sein de la Juste Fraternité, sous le regard d’Abi et la surveillance bienveillante de l’Appareil. » Une dictature ne laisse aucune place aux interrogations, quitte à se contredire cyniquement : « Le Système ne veut pas que les gens croient ! Le but intime est là car quand on croit à une idée, on peut croire à une autre, son opposée par exemple (…). Dans son infinie connaissance de l’artifice, le Système a tôt compris que c’était l’hypocrisie qui faisait le parfait croyant, pas la foi qui par sa nature oppressante traine le doute dans son sillage, voire la révolte et la folie.»
Le résultat est trop connu : la soumission complète de la population à un pouvoir invisible mais omniprésent, à une religion réglementant tous les actes de la vie et réprimant tous les écarts ; l’asservissement des pensées, la délation généralisée ; la répression ultra-violente des opposants, les exécutions en série, les disparitions ; et aussi la totale désorganisation de la vie quotidienne totalement contrôlée par les maîtres du régime corrompus se livrant une lutte interne impitoyable.
La deuxième partie du livre se déroule à l’intérieur de la pyramide de la Küba, cité gouvernementale appelée Cité de Dieu, cœur de cet Etat où le fonctionnement administratif totalement kafkaïen va de pair avec les luttes mortelles pour le pouvoir. Boualem Sansal transforme son livre en roman d’espionnage et de trahison, d’amour et d’amitié, haletant à suivre, sorte de course poursuite entre Ati et ses rares amis, combattants à mains nues et tout l’appareil politico-policier de l’Abistan, lui-même emprisonné dans ses luttes de pouvoir où la trahison lézarde le régime. Un mot inconnu circule comme une bombe, Démoc. Et la frontière apparait, fixant une limite à l’Abistan. Les derniers communiqués du pouvoir démentent…
2084 est un formidable roman, utilisant plusieurs genres littéraires avec maestria, mais aussi un livre au cœur saignant de l’actualité, un cri d’alerte lancé par un citoyen directement menacé par ce qu’il dénonce. Est-il une condamnation totale de l’Islam ? ou seulement celle d’une de ces déviations à l’œuvre actuellement ? Parmi d’autres, deux thèmes reviennent : la disparation de l’Histoire, du passé historique, au profit du Récit, rendant impossible à la référence à un ailleurs, à un futur ; la disparition de la complexité du langage conduisant à la paralysie de la pensée et donc à l’impossibilité d’une remise en cause… Ses deux menaces sont-elles intrinsèquement liées à ce régime dictatorial et théocratique ?
Nul doute que ce livre dérangeant fait débat. C’est d’autant plus intéressant de constater qu’il est l’un des favoris pour de nombreux prix littéraires de la saison.
(Pour la deuxième année consécutive, avec 2084, la littérature algérienne est au cœur de l’actualité éditoriale, après l’année dernière, le succès inattendu de Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud. Jacob, Jacob de Valérie Zanetti , Livre Inter 2015, évoque d’une autre façon l’histoire de l’Algérie. Un autre écrivain algérien, Yasmina Khadra, est devenu une star de l’édition, mais ses livres ne parlent plus de son pays depuis une dizaine d’années.)
