Le livre commence par une crémation : celle du père. La mère est là, le fils aussi, Emile : c’est le narrateur. Crémation avec un cercueil avec «des poignées en résine et plaque de boîte aux lettres ». Crémation sans fleur ni couronne, crémation expédiée comme une vengeance, comme un passeport vers l’oubli. Pourquoi ?
Au moment de la fin de la guerre d’indépendance de l’Algérie, quand l’OAS terrorisait les deux côtés de la Méditerranée, le père, mythomane au dernier degré, s’affirme comme un de ses militants, allié imaginaire de la CIA. Il veut tuer De Gaulle, accusé d’avoir trahi l’espoir des pieds-noirs. Il embarque Emile, son fils unique, dans cette folle entreprise. La mère est là, soumise au mari. Le talent d’Emile, dessiner.
Écriture sèche, presque clinique, sans une boursoufflure même dans les moments les plus tragiques. Écriture qui frappe l’uppercut du lecteur et l’empêche de lâcher le livre. C’est une plongée dans l’eau glaciale d’une folie à la fois politique et personnelle d’un homme qui s’abime, abime sa femme, abime son fils en s’inventant des vies imaginaires qu’il croit héroïques, illusoire dissimulation de sa propre médiocrité. Est-il un redoutable pervers narcissique manipulant violemment son fils – mais est-il son fils ? – ou bien est-il lui-même victime de sa propre illusion ? Ils se retrouvent, « Le père, le fils, au milieu de la nuit. Moi torse nu et pieds glacés, lui en savates. Soldats d’appartement, face à face au milieu des livres d’école. » (page 63)
Émile, isolé dans son école, prépare l’attentat. Sans l’avoir jamais vu, il reçoit de Ted, un Américain agent de la CIA, des encouragements et de folles promesses. Un enfant pied-noir, Luca, arrive dans la classe. Il lui confie son projet, l’engage. L’enfant manipulé devient aussi manipulateur et entraine Luca vers la catastrophe. Il découvre sa propre puissance, pendant que, sous le joug sadique du père, devant une mère soumise à son mari, l’enfer familial s’abat sur lui. Il exhibe un pistolet sur la photo de classe. Est-il devenu fou ?
Les derniers chapitres du livre relatent le cheminement d’Émile, devenu adulte. Il parvient à prendre ses distances. Il vit en couple avec Fadila, française, mère bretonne, père kabyle, il est père d’un petit Clément, il est restaurateur de tableaux. Symbole de sa propre vie ? Quelques coups de téléphone, quelques visites très espacées chez ses parents, loin de combler le fossé, multiplient les incompréhensions. Mais le temps du combat est fini. Il constate l’aveuglement total de la mère. Et l’enfermement du couple parental, indissoluble. Fadila donne son verdict : « Je ne veux plus jamais les voir, parce qu’ils te font encore du mal ». (page 265).
La fin du livre, en emportant le secret, efface les traces d’une vie… Émile, c’est Sorj Chalandon lui –même, devenu grand journaliste pour Libération et Le Canard enchainé et écrivain multi-couronné. Dans ce roman de son enfance humiliée et violentée, il offre sa profonde et brillante écriture, sans effets, nue, implacable souvent, tendre parfois, pudique toujours…
Impossible de lâcher ce livre. Impossible vraiment…
[L’Académie Goncourt renouvelle ses erreurs : en 2014, dès sa première sélection, elle avait écarté le livre d’Emmanuel Carrère, Le Royaume. Cette année, elle écarte le livre de Sorj Chalandon …]

J’avais trouvé génial son précédent roman (« le quatrième mur »), celui-ci s’annonce bien. Oui, où les Goncourt ont-ils la tête?
PS: il devient difficile de te mettre un commentaire car tout apparaît en noir sur mon écran!
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Oui, « Le quatrième mur » m’avait enthousiasmé.
« Profession de père » est tout autre. Mais j’ai retrouvé son écriture passionnée et frémissante, une construction intéressante du récit, son engagement personnel dans ce qu’il écrit.
Il est de ces rares journalistes qui sont devenus de vrais écrivains.
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Je viens d’achever le roman Profession du père. Bouleversée par une écriture qui nous jette dans les entrailles de notre propre existence, je voudrais dire avec mes pauvres mots combien cette œuvre romanesque est essentielle à notre propre survie. Elle contribue à guérir nos maux et à revivre une histoire douloureuse enfouie au plus profond et qui surgit brutalement comme un noir geyser, violent, bruyant mais si indispensable à la reconstruction de notre être. MERCI MONSIEUR CHALANDON.
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La nuit est passée en lecture de ce roman. Je ne connaissais pas Sorj Chalandon, mais je m’apprête à passer d’autres nuits en compagnie de tous ses livres.
Pourquoi dites-vous qu’Émile « vit en couple avec Fadila » ? Qu’en savez-vous ? Auriez-vous peur du mot « mariage » ?
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