« Reprenons le fil des évènements. Je m’appelle Paris. Je ne suis pas juste un chat roux. Je suis le vieux chat du prodige Sammy Kamau-Williams. »
C’est ainsi que La Divine Chanson commence. Le narrateur, Paris, est un chat qui en est à sa septième et dernière vie. Dans ses vies antérieures, il s’appelait Farid et a été, entre autres, « le chat persan de Mawlânâ, un grand maître soufi originaire du Konya. ». Quant au prodige Sammy Kamau-Williams, c’est un bluesman réputé dont la vie n’est que creux et bosses, gloire et misère, assomption et descente en enfer. Il vient d’entrer dans un hôpital new-yorkais en ce jeudi 19 mai 2011. Il va y mourir.
Quelle superbe idée de narrer la vie de ce musicien par un chat ! Les chats voient dans la nuit, les chats se glissent partout en restant invisible, les chats viennent se faire caresser quelques instants avant de disparaitre pour mieux observer. Et comme les chats voient la nuit, Paris a pu observer Sammy Kamau-Williams à tout moment. Tous les biographes devraient être des chats.
Sammy Kamau-Williams a été surnommé le « Dylan noir ». Sa chanson la plus célèbre « The Revolution Will Not Be Televised », enregistré en 1970, l’a classé d’emblée parmi les chanteurs subversifs, en pleine époque Nixon. Durant toute sa carrière, avec ou sans succès, « sa soif d’absolu est tout à la fois sa sève et la source de ses tourments.». « Ses enfants perdus comme Jimy Hendrix, Sam Cooke ou Jim Morrison ont capté le message caché dans le blues comme l’amande est dissimulée sous l’écorce. ». Sa vie est « une seule et même chose : génie et folie. Côté pile : incendies et enfer. Chute et damnation. Gouffres abyssaux et démons. Côté face : illumination, musique et activisme, progéniture et coups de génie. »
Il faut tout l’art d’un conteur pour écrire la biographie d’un tel artiste. L’auteur, l’écrivain francophone né à Djibouti, Abdourahman A. Waberi, en est un, assurément. Son livre est brillantissime, parfois déroutant, entre surnaturel et réalisme. Le chat, Paris, doit « livrer bataille pour sauver son âme et la mienne.» La Providence l’a « doté d’un autre don : la capacité de lire les signes et les songes qui échappent aux hommes occupés par l’incessant et harassant combat pour la survie quotidienne.» Celui qui n’est encore que Samuel est un brillant élève, féru de littérature, bon co-équipier au football américain et au basket-ball. Il ne suivra pas la belle ligne droite qui aurait pu être la sienne. Il deviendra Sammy, chanteur génial, poète maudit, activiste reconnu, lançant des éclairs de grâce et de ténèbres sur les ondes et dans sa vie même.
Est-ce parce qu’il a la plus grosse pomme d’Adam de la terre ? Sa voix de baryton charme les filles et rend jaloux les hommes. « Cette voix ne cessera de réveiller le peuple noir, de secouer le monde à coups de refrains révolutionnaires et de mélodies compassionnelles. » Du Mississipi à Montmartre, de Brooklyn à Manhattan, Sammy poursuit sa quête politique et artistique. Mais ne cherche pas à faire carrière : rapidement les Jackson Five, Stevie Wonder et James Brown deviennent les leaders de la musique black. Sammy devient « un chamane qui sait transformer le chaos en ordre. Un artisan du blues. (…) Le reste de sa vie n’est qu’un long et patient apprentissage pour arriver à maîtriser ce talent, à user de de feu intérieur sans risquer sa peau. ».
Il n’y est pas parvenu. Il vit quelques instants de grâce comme à Berlin. Au grand regret de Paris, son chat, il passe à côté de « l’appel spirituel, venu du monde musulman ou bouddhiste, qui a sauvé nombre de ses collègues et parfois proches amis ». Avant de mourir, épuisé par le sida, il enregistre un dernier disque, I’m New Here. « Un chef d’œuvre qui remet en orbite la voix et les mots de Sammy, l’essence fraternelle du poète charismatique, qui n’attendait plus rien du monde terrestre ».
Ce livre est une biographie. Sauf que Sammy Kamau-Williams n’a jamais existé, du moins sous ce nom. Abdourahman A. Waberi a choisi ce beau pseudo pour dresser le portrait de Gil Scott-Heron, peut-être pour le rattacher symboliquement davantage à l’Afrique. En conteur, il a choisi « les chemins escarpés de la fiction – avec jubilation ». Jubilation partagée par le lecteur.
PS : on peut trouver facilement sur internet les vidéos de les enregistrements de Gil Scott-Heron, notamment le dernier I’m New Here : il parait détaché, avec une voix rocailleuse et mélodieuse en même temps, comme celle des anges qui seraient restés sur les chemins de traverse en avalant des cailloux… C’est bouleversant !
