Évidemment, tout le monde connaît les instituteurs, croit connaitre leur métier, leur vie. Chacun a un avis, allant du lieu commun (« Ils se plaignent toujours mais ils ont plein de vacances… ») au souvenir ému et reconnaissant d’un d’entre eux qui a marqué particulièrement son enfance (« C’est elle/lui qui m’a donné l’envie d’apprendre… »). Mais qui les connait vraiment ?
Avec Vis ma vie d’instit, le lecteur est dans le cerveau et dans le cœur de Lucien, l’auteur, lui-même instituteur depuis plus de dix ans. C’est avec ses yeux, ses réactions, ses humeurs, ses joies, ses frustrations, ses espoirs déçus ou non, sa lassitude et son enthousiasme que le lecteur le suit pendant une année scolaire entière. C’est lui qui regarde, parle, et livre ses sentiments, ses réflexions, ses appréhensions, ses colères, ses joies, ses émotions, ses surprises. Et les partage, les donne à gouter, savourer, digérer.
De cette fresque d’une année scolaire narrée au rythme des saisons, un premier constat me frappe : l’instituteur est un jongleur.
Lucien est organisé et expérimenté. Il prévoit, de la façon la plus exhaustive possible, le déroulement des séquences pour suivre le programme. Mais durant les trois trimestres, il doit réadapter continuellement le suivi du programme, retrancher, aménager, maintenir, supprimer parfois, une sorte de jonglage à six boules qui ne tournent pas à la même vitesse. Et la construction finale doit tenir debout, ou à peu près. Il fait continuellement le compromis entre la rigueur indispensable à la progression de l’apprentissage scolaire et les imprévus plus ou moins intempestifs, qu’ils viennent de sa classe elle-même, microcosme réactif de la vie en commun sujet à des déréglages internes, ou de l’extérieur car la classe n’a rien d’un lieu clos. Il est un jongleur, oui, placé en plein vent dans un temps qui est strictement contraint, aussi bien dans son rythme que dans sa longueur. Et Lucien de concéder qu’il « doit accepter de ne pas réussir vraiment ».
Deuxième point, que ce livre illustre magnifiquement : la classe est un organisme vivant et humain, c’est une trentaine de personnes qui passent presque une quarantaine de semaines ensemble, « aussi et surtout des cœurs qui battent, de l’humanité par poignées : enfants chargés d’émotions, instits emplis de convictions, de bienveillance mais aussi de doutes, parents avides de certitudes et de sens ». Parmi toutes les anecdotes, celle de la petite Marie qui offre pour Noël une boite de six Ferrero Rocher avec un sourire radieux à ouvrir la mer Morte en deux : « Mes parents n’avaient pas d’argent mais je l’ai achetée avec mon argent de poche ».Ou celle d’Alicia, dont la famille habite dans un hôtel social, qui remarque le pansement de Lucien « trace d’une prise de sang faite avant de venir à l’école et qui s’est exclamée avec un grand sourire et les sourcils circonflexes : « Ah maître, vous aussi vous avez du plomb ? » Et Lucien de se rendre compte que « le saturnisme existait encore dans notre pays. » Il y a aussi Kadiatou, « l’élève qui valait une classe, (…), liquidateur de sérénité première catégorie « ; Victor, le remplaçant complètement débordé d’un collègue malade ; Léna, l’ancienne élève qui revient parler de son entrée au collège ; et tant d’autres… Et les parents.
Lucien entretient en général de bonnes relations avec eux, y compris ceux qui croient s’y connaitre en pédagogie : « (…) chacun a un avis sur l’école, sur ces contenus les plus précis et sur la manière même d’aborder les apprentissages. (…) Je suis toujours étonné de ce que je considère comme une forme de déni de professionnalisme, comme si notre savoir et notre savoir-faire étaient à ce point évidents qu’on pourrait leur opposer une opinion. ». Il remarque aussi que les parents soutiennent « l’idée que ce que l’on apprend doit servir à quelque chose, et plus précisément que ce qui n’a pas de but visible, d’objectif aisément identifiable, perd sa pertinence et peut donc être remis en question. ». Tenace, Lucien tente de faire comprendre la façon dont il considère son rôle et les compétences spécifiques nécessaires à tout enseignant.
Au sujet de l’institution de l’Education nationale, Lucien est féroce sur les moyens donnés à l’apprentissage d’une langue vivante, sur le ratage de l’informatisation. Sévère aussi sur la façon dont les inspections se font en les nommant l’Inspection Gadget, il note cependant que « la capacité du corps enseignant pour des questions de didactique et de pédagogie est complétement intacte. »
La fin du livre correspond à la fin de l’année, le début de ces longues vacances tant enviées, tant décriées. Lucien ressent une frustration. « J’ai compris alors ce qui me manquerait, toujours : dans la vraie vie, je n’aurais probablement jamais de nouvelles de mes élèves. (…) Quelque chose restera donc incomplet, j’aurai participé à un vaste puzzle ; j’en aurai mis tout au plus quelques pièces, mais jamais je ne verrai le résultat, jamais je ne connaitrai l’achèvement, ce sentiment de plénitude de celui qui contemple le résultat dans sa globalité, dans sa totalité, et voit l’image ainsi révélée, qui fait sens ».
[ Lucien Marbœuf tient un blog « l’instit’humeurs » depuis cinq ans. En cliquant sur le lien, vous continuerez cette exploration passionnante sur le si méconnu métier d’instit. ]