Dès les premières pages, le lecteur est emporté par le flot de l’écriture tournoyante, vibrante et puissante de Valérie Zenatti, qui décrit dans le premier chapitre un épisode de la vie quotidienne d’une famille juive vivant à Constantine (Algérie) dans les années 40. Une famille modeste, où les hommes règnent en maîtres, où les femmes ne peuvent que se soumettre, où les enfants essaient d’échapper à ce quotidien trop dur. Quand Gabriel, l’un d’entre eux, rentre trop tard pour dîner, la punition est terrible, ses rêves de vengeances aussi…
Cette famille, c’est celle de Jacob, l’ainé de la fratrie. Le lendemain, il doit partir faire la guerre : il a été enrôlé pour participer au débarquement des Alliés en Provence en juin 44, comme de nombreux jeunes Algériens, qu’ils soient juifs, musulmans ou français de France. Pour eux, voir disparaître le pont suspendu de Constantine au détour d’un virage est déjà une souffrance.
Jacob retrouve quelques voisins se lient avec Bonnin l’européen, Ouabedssalam, le musulman, Attali et Haddad, juifs tous les deux. Ils rejoignent un régiment dans le Hoggar pour apprendre rapidement le métier de soldat et sont désignés pour libérer la France depuis la Provence.
Rachel, la mère de Jacob, n’a plus aucune nouvelle de son fils. Elle va jusqu’à Alger pour apprendre qu’il est déjà en France… Les combats en Provence, la percée vers le nord, les combats dans les Vosges sont autant d’étapes victorieuses pour les armées alliées. Mais certains ne reviendront pas…
Le jour de la fin des combats, le 8 mai 1945, les massacres commencent entre Arabes et Européens. Est évoqué le départ de ces derniers au moment de l’indépendance de l’Algérie en 1961. Et les premières années de l’Algérie indépendante.
Le livre dépeint le contexte de la période où les communautés arabe et juive parmi les classes modestes vivaient ensemble dans les mêmes quartiers. Leurs pratiques religieuses sont différentes mais leurs vies familiales sont assez semblables, les enfants jouent et grandissent ensemble, vont à la même école. Ils pleurent ensemble le meurtre de leur chanteur fétiche, le Cheikh Raymond, signe avant-coureur de la fin d’un pacte de vie commune. Car le lien qui les ont unis pendant des siècles se dissout rapidement dès le début des hostilités de la guerre d’indépendance de l’Algérie. Gabriel, le neveu de Jacob, combat contre les fells, d’autant plus efficacement qu’il partage leur langue.
Ce livre d’histoire est aussi un livre d’atmosphère, celle de l’attente dans les casernes avant de traverser la Méditerranée ; celle des combats qui se livrent arbre par arbre, ennemis et camarades tués au soleil ou dans la boue ; celle de la famille de Jacob où son souvenir devenant un mythe dissimule mal la dissolution de la cellule ; celle de Constantine, la plus ancienne ville d’Algérie et l’une des plus singulières, avec le pont Sidi M’cid suspendu au-dessus du Rhumel.
L’écriture magnétique de Valérie Zenatti, son sens du détail, ses longues phrases se déroulant sans faillir et sans perdre le lecteur, rendent ces atmosphères palpables et sinueuses et confèrent à son livre une densité dramatique qui enveloppe le lecteur.
