La Poupée est le dernier livre traduit en Français du grand écrivain albanais, Ismail Kadaré, maintes fois donné favori pour recevoir le Prix Nobel sans jamais l’avoir obtenu jusqu’à présent.
La Poupée, c’est sa mère, « pareille à une poupée de papier mâché ». A l’inverse des autres écrivains qui consacrent des livres sur leur mère souvent héroïne, aimante et encombrante, castratrice et libératrice, Kadaré évoque sa mère en personnage important, mais par défaut, dominée et vaincue par sa belle-mère, tendre avec son fils mais dans une sorte d’absence et d’incompréhension. Son mariage a bien sûr été arrangé : elle se retrouve dans une immense maison aux grandes pièces froides et sombres, avec un mari aimant mais distant, sous la férule impitoyable d’une belle-mère intelligente et acariâtre qui la méprise. Un conflit larvé et silencieux se prolonge sans fin. Comment n’être autre chose qu’une poupée dans ces conditions… La tension entre les deux femmes se transforme en procès dont le juge est le maître de la maison, fils de l’une et mari de l’autre. L’amour semble gagner. Car ces deux-là, l’homme et la Poupée, s’aiment.
L’autre personnage du livre, c’est la maison qui est « construite à dessein pour perpétuer l’hostilité et les quiproquos », une des anciennes maisons de Gjirokastër, avec chambres secrètes, celliers, citernes souterraines et… cachot. « Tous les membres de la famille entretiennent un rapport très personnel avec la maison ». Pour la belle-mère, c’est son incorporation à ses murs, voûtes et poutres. Pour l’homme, c’est sa restauration, symbole de son autorité, mais dont le coût va entrainer la ruine de la famille. On comprend que, pour la Poupée, c’est une « maison qui la dévore ».
Le temps passe. La belle-mère meurt. L’Albanie, happée dans les secousses de la deuxième partie du XXème siècle, vit sous l’ère dictatoriale de Enver Hoxa, avec un régime communiste qui, après avoir rompu avec Moscou et s’être rapproché de la Chine en pleine Révolution culturelle, finit dans un isolement total. Le fils part quelque temps s à Moscou, et revient avec son ambition d’écrivain et son désir de célébrité. La Poupée croie que son fils va changer de mère, qu’elle va être chassée de la maison par défaut de conversation. La famille déménage à Tsirana, donnant la maison ancestrale en location à des Grecs, terrible abandon. Alors que le père et le fils lisent « Le Bulletin jaune » contenant le « venin anti-albanais répandu à l’étranger » et s’en délectent, la naïveté de la Poupée s’accroit encore davantage.
Arrive Héléna, avec qui le fils entretient une relation hors mariage. La Poupée est atterrée de constater que son fils s’acoquine avec une « radasse ». Premier repas en famille, puis fiançailles donnant à la Poupée le statut de la belle-mère, qu’elle a du mal à assumer. Puis le mariage : « au cœur de tout mariage était la rancœur » précise l’auteur. Les deux familles se jaugent, la famille Kadaré, ancienne, illustre et ruinée, la famille Gushi, qui tient la pharmacie de Gjirokastër. Le malentendu est complet.
Retour à Tsirana où l’auteur entame une carrière d’écrivain d’autant plus tumultueuse qu’il prend ses distances par rapport au régime. L’ambiance est très animée dans l’appartement où se retrouvent les étudiants rentrés de l’étranger à la suite du « Grand Schisme » scellant l’isolement de l’Albanie. Alors que le Père reste très discret, la Poupée devient le centre de l’attention générale à qui on demande l’avis. « (…) si la conversation attirait la Poupée, c’est justement à proportion de son inintelligibilité. » Parfois, on se demandait si elle fréquentait les théâtres, dans un effort d’émancipation…
Ismail a « le désir forcené d’écrire des livres hors du commun ». Le Père meurt. « La Poupée eut l’air totalement perdue. ». Quand Ismail et Héléna quittent à grand fracas l’Albanie après avoir demandé des élections libres, la Poupée et Kaku, la sœur d’Ismail, assistent éplorées et impuissantes à l’enlèvement par la police secrète albanaise des malles contenant les manuscrits de l’écrivain. La Poupée rejoint son mari dans la tombe « gisant dans son cercueil, toute blanche, avec un peu de rouge aux joues – une véritable poupée dans sa boîte à jouets. ». Qu’a-t-elle été pour lui ? Que lui a-t-elle donné ? « Comme j’avais essayé tant de fois de te l’expliquer, la question du don se manifeste par son contraire : c’est plus souvent une chose qui fait défaut qu’une chose en plus ». Rien que pour arriver à cette phrase sublime et paradoxale, il faut lire « La Poupée » d’Ismail Kadaré.
Retour à Gjirokastër pour reconstruire la maison dont « (…) le toit, composé, comme tous ceux de la cité, d’épaisses lazures qui, lorsque les poutres qui les soutenaient venaient à brûler, s’abattaient brusquement de tout leur poids, la dévastant entièrement. En d’autres termes, on aurait pu dire que la demeure des Kadaré avait été bombardée par sa propre toiture- autrement dit encore qu’elle s’était autodétruite.», C’est le « trop » qui détruit la maison. Est-ce au tour de Héléna de devenir prisonnière de la maison ?
Ce livre ensorcelle : Kadaré parle de son pays. Il ne cherche pas à l’expliquer rationnellement. En puisant dans ses mythes, ses traditions, son histoire et ses mystères, il construit un récit particulier avec son talent de conteur sarcastique en y convoquant les grands noms la littérature mondiale. Dans ce livre au sujet intime, sa mère, il dépeint en grand le paysage des relations familiales, variables, instables mais toujours présentes, inéluctables, impitoyables, étroitement mêlées aux relations sociales.
Un grand, très grand livre. Et si Ismail Kadaré obtenait enfin le Prix Nobel …
