Si vous aimez les histoires de famille, ce livre de 460 pages vous plaira. Bien entendu, il ne s’agit pas de famille classique : rien que la description des filiations et des unions est un tantinet complexe. Pourtant elle ne comprend que six membres, dont un déjà mort avant l’ouverture des débats.
Charonne est la fille adoptive de Gladys et Régis, qui vivent sous le même –somptueux – toit que la mère de Gladys, Nelly, ex-star, épouse de Charlie dont l’esprit prend le large avec l’âge. Le premier mari de Nelly était le défunt Fernand … qui n’est autre que le père de Régis. Vous suivez ?
Pour compliquer le tout, Gladys et Régis veulent « rendre » Charonne au Foyer du service de l’Aide à l’Enfance dont elle a été extraite. Charonne est grosse, noire, volubile et avide de la vie. Gladys et Régis sont blancs, amers et malingres ; ils croient trouver la solution à leur incapacité de vivre dans les voyages et la restauration d’objets et meubles anciens. Tout ceci sous l’œil perçant et sans indulgence de Nelly qui vit dans la nostalgie de ses années de gloire et de séductrice…
Le livre est à trois voix : d’abord celle de Charonne qui entreprend avec ténacité et culot de se faire une place dans cette famille toute de guingois. Elle se décrit ainsi, « grosse, a les lèvres bleues, des taches de rousseur qui grêlent sa peau olivâtre et des cheveux tortillés en racines et échafaudées à vingt centimètres au-dessus de sa petite tête de maure.» Elle ne sait rien de ses parents biologiques et s’invente être le résultat d’un viol. Pour survivre dans cette maison luxueuse, elle se bat pour trouver une place dans sa famille adoptive riche et insatisfaite. Elle se réfugie dans la bibliothèque où elle se confie à Coco, sorte de fantôme héroïnomane qui vit dans les livres dans lesquelles elle plonge « car pour tenter de vivre, il n’y a pas que les poissons rouges et les plantes grasses.» Charonne se sent investie d’une mission : sauver sa famille d’elle-même, faire comprendre à ses parents adoptifs la chance qu’ils ont eue de l’adopter. Le problème, ce n’est pas elle. Elle est la solution, aussi inattendue qu’elle puisse être.
La seconde voix est celle de Nelly, grand-mère de Charonne et ancienne star attirant tous les regards et tous les désirs. Elle s’ennuie dans cette luxueuse maison où son deuxième mari, Charlie, s’enfonce doucement dans le brouillard de l’inconscience. Ses relations avec Gladys, sa fille, et Régis, son gendre – et fils de son premier mari – sont exécrables. Elle revoit sa vie glorieuse de femme adulée et désirée, elle a tout eu, « l’amour, la richesse, la beauté, la santé, et la gloire en sus. ». Et se demande si, en fin de compte, elle n’est pas passée à côté de l’essentiel. Elle regarde Charonne, d’abord effrayée puis lentement amadouée. Et se prend d’affection pour cette intruse, se rapprochant d’elle pour mieux s’écarter de sa fille, Gladys, qui lui devient encore plus étrangère. C’est en encourageant Charonne dans ses ambitions qu’elle sursoit à son désir de mourir. Charonne triomphe.
La troisième voix est celle de Gladys. Ode à l’amour, celui qui la lie à Régis, fils de son beau-père. Ils ont été élevés comme frère et sœur, se sont aimés, se sont mariés pour ne pas ressembler à leur parent respectif. Ils considèrent que leur vie amoureuse est une réussite, leur seule réussite. Quand ils ont compté tout ce qu’ils possèdent, ils voyagent à la recherche d’un impossible Eden. Ni parent, ni enfant, c’est ainsi qu’ils voudraient vivre, sous le souvenir de secrets tronqués qu’ils considèrent comme honteux. Gladys s’éteint.
Livre étonnant où la famille est malmenée, dépecée, transformée, recousue, vaincue… ou victorieuse quand elle prend des chemins de traverse. Victoire du métissage, de la transgression, de la volonté, de l’amour aussi, mais pas n’importe quel amour, celui qui traverse les normes, qui bouscule les préjugés. Notre société y est décrite sans fard, le racisme, les inégalités géographiques et sociales, la vanité de la célébrité et des apparences, les frontières érigées par la richesse …
Une réserve dans ce livre au sujet passionnant : l’écriture n’est pas tout à fait à la hauteur du propos, surtout dans les deux premières parties qui sont pourtant les plus explosives. Curieusement, c’est dans la troisième partie, le monologue de Gladys, statue figée dans le ressentiment, que l’écriture se fait plus souple, plus lyrique, plus aventureuse…
