Le nom de Jules Ferry est connu dans toute la France, ne serait-ce que parce qu’il est inscrit au fronton de nombreuses écoles qui honorent ainsi le promoteur engagé et infatigable du l’école gratuite, laïque et obligatoire, socle de l’éducation nationale à la française. Il est aussi très contesté pour son engagement pour l’expansion coloniale française. L’ historienne Mona Ozouf entreprend un travail de réhabilitation de Jules Ferry, en replaçant ses idées et son action dans une perspective historique. Dans la dédicace qu’elle a eu la gentillesse d’écrire sur l’exemplaire de son livre que j’ai acheté au salon du livre de Lanvollon (Côtes d’Armor), elle a d’ailleurs écrit : « Un portrait de l’homme le plus – injustement – haï de notre histoire politique. »
Ce livre n’est pas un exercice de réhabilitation idéologique, mais « se propose de restituer à Ferry la cohérence de sa figure politique » (page 9). Travail salutaire d’historien n’éludant pas la complexité du personnage et du contexte politique dans lequel il a été amené jusqu’aux plus grandes responsabilités nationales.
Venant des Vosges qui seront annexées par l’Allemagne après le désastre de 1871, homme épris de cette campagne austère longuement travaillée par les siècles, « (…) Ferry n’aurait eu aucune peine à faire sienne la célèbre vision gaullienne d’une France qui vient « du fond des âges » (page 15). Ferry s’en remet à la « bonne vieille morale de nos pères ». Pourquoi, alors, cet homme conservateur a-t-il pu être l’artisan d’une des institutions les plus audacieuses de la République, liguant contre lui toutes les forces conservatrices et réactionnaires de son époque ? C’est tout le propos passionnant de la première partie de ce livre, montrant la complexité de cette homme à la fois conservateur et athée, marqué profondément par les « trois défaites » de la république, non seulement celle, cuisante, de 1870, mais aussi de la deuxième république nourrissant de grands espoirs en 1848 à laquelle Ferry a souscrit avec ferveur et si rapidement détournée par celui qui est devenu Napoléon III en 1851. La troisième défaite est celle de 1793, quand la Révolution française s’est transformée en Terreur, marquant la fin de toute paix civile.
C’est une France profondément divisée que Ferry observe dans les années 70. En entreprenant de construire le socle du système français de l’éducation, il cherche à refaire l’unité du pays en gommant les différences régionales, linguistiques et de classes sociales, se conformant à l’histoire de la France, pays centralisé depuis plusieurs siècles. Il impose, souvent au prix de débats très sévères, l’unicité d’un système fonctionnant sur la base de trois principes, toujours valables à notre époque : la gratuité, la laïcité et le caractère obligatoire de l’école. Mona Ozouf explique, dans une langue claire et élégante, les difficultés, les tâtonnements et les combats de son action politique. Il n’est pas anodin de lire comment la notion de la laïcité a été élaborée alors qu’elle est maintenant l’objet de tous les détournements et remises en question.
Une fois ces bases du système éducatif posées, il fait voter la loi communale, instituant les élections municipales (auparavant, les maires étaient nommés par les préfets). A côté de l’école, la mairie sera bientôt le symbole et le siège du pouvoir local. Mona Ozouf conclut : « Comme les lois scolaires, la loi municipale, sous le double signe de l’unité et de la liberté, refait le visage de la France. » (page 69)
Le chapitre suivant aborde l’action la plus contestée à notre époque de Jules Ferry : l’expansion coloniale. Certes, le discours sur lequel s’appuie Ferry (les « races supérieures » dont la mission de « civiliser les races inférieures) est totalement inacceptable à l’heure actuelle, même s’il est malheureusement toujours rampant. Ce discours donne une caution idéologique à une volonté politique de restaurer la puissance de la France, qui est sortie humiliée, amputée et affaiblie en 1871. L’expansion coloniale était alors une course effrénée que se livraient les puissances européennes, (l’Angleterre, l’Allemagne, la France et, dans une moindre mesure, l’Italie) pour s’accaparer de nouvelles richesses et soumettre de nouveaux peuples. Ferry a participé activement à cette opération, nourrissant un flot intarissable de critiques de celui qui fut son grand ennemi politique, Georges Clemenceau.
Est-ce à dire qu’il était de la pire trempe des colonialistes ? La réalité est plus nuancée. Ce centralisateur en métropole ne cesse de protester contre les politiques d’administration des colonies à l’identique de la métropole. A cet égard, comme le montre Mona Ozouf en citant un rapport de 117 pages sur la colonisation en Algérie, il attaque très vertement l’administration coloniale plaquant le système métropolitain sur les réalités locales. Il déplore que « la fiscalité française dispute à l’Arabe enguenillé l’herbe verte qui foisonne au printemps autour des touffes de laurier rose. » (page 83). Il ne remet pas en cause le statut des colons mais leur manque de « vertu du vainqueur, l’équité de l’esprit et du cœur » (page 84). Ferry pense que contrer le malheur social, il suffit « d’en confier la guérison à l’extension du savoir éclairé » (page 85). On sait maintenant combien cette position théorique est illusoire. Et Mona Ozouf de conclure « Colonisateur, assurément. Mais colonialiste, non si l’épithète comporte la touche d’infamie qui la colore de nos jours. » (page 85).
J’aimerais un jour que Mona Ozouf débatte de cette question avec Christiane Taubira, ardente combattante anticolonialiste depuis toujours. D’un tel débat entre ces deux femmes intelligentes et convaincantes pourrait surgir un discours rénové sur le colonialisme qui ne cesse de hanter notre époque…
Le chapitre suivant développe l’action de Jules Ferry sur les institutions qui étaient encore vacillantes dans les années 1870/1880. Homme d’ordre, il les souhaitait les plus stables possibles, alors que la constitution de 1875 est un bancal compromis entre républicains convaincus et royalistes espérant un retour du roi. Ferry redoutait le parlementarisme de cette constitution, mais en vain. La IIIème République a dû vivre avec jusqu’à son écroulement final en 1940.
Le dernier chapitre est une réflexion sur les notions d’unité et liberté entre lesquelles la trajectoire de Jules Ferry a toujours cherché sa voie, quitte à tirer des bords entre ces deux rives. Ferry était conscient de la complexité des problèmes. Et aussi de la paresse ou la couardise du personnel politique, donc son inaptitude à affronter cette complexité. Comment agir dans ces conditions sans courir le risque d’être douteux pour l’un et l’autre camp ? Dilemme toujours actuel…
Pour finir, et comme exemple, un paragraphe savoureux sur la place du discours latin dans l’enseignement. « Il [Ferry] souhaitait délivrer l’enseignement secondaire de l’asséchante tyrannie du discours latin et faire aux sciences une plus large place. Mais il était conscient qu’un tel sacrifice avait « sa mélancolie » car il savait l’attachement de la bourgeoisie française aux études classiques. Et dans son penchant naturel pour la tradition, il voyait à la fois une bonne fortune et un danger. Une bonne fortune, car dans un monde voué par l’industrialisation à la vulgarité et l’uniformité, les études classiques réservant leur chance à l’amour du beau et au sens du droit. Et un danger aussi, celui de méconnaître les besoins nouveaux en se trompant de siècle et de méthode. On ne peut demander au seul passé de dicter les principes de l’art social : la liberté conserve toujours sa capacité de les évaluer en fonction de ses propres critères. » (page 110).
Cent cinquante après, le débat fait toujours rage…
