Depuis une trentaine d’années, Régis Jauffret utilise sa plume virtuose pour écrire des livres le plus souvent cruels et polémiques, souvent en référence à des faits réels. Atteignant lui-même la soixantaine au mois de juin prochain, il vient de publier aux Editions du Seuil, sous le titre narquois de Bravo, un recueil de seize nouvelles « hommage aux êtres qui ont dépassé le cap de la soixantaine et habitent désormais ce continent peuplé d’humains d’hier que dans ma jeunesse on appelait les petits vieux. »
Seize nouvelles réalistes ou fantastiques donnent la parole à des « vieux » de 55 ans à 5 fois 25 ans, qui retracent leur vie et/ou ruminent leur peur de la mort. Ils la souhaitent rarement, mais d’autres, autour d’eux, l’attendent avec plus ou moins d’empressements. Et même parfois avec amour, comme dans la première nouvelle, « L’infini bocage », la plus douce, la plus tendre de tout l’ouvrage.
Mais le sentiment qui prévaut dans l’ensemble du livre est la cruauté, le contraire aurait été étonnant de la part de Régis Jauffret. Les petits vieux ne sont plus des mamans ou papas gâteau. Ce qui leur reste à vivre, ils le revendiquent, l’arrachent à la pitié ou à la rancœur des autres, conjoint ou progéniture. Le temps prend une dimension nouvelle, trop long ou trop court, jamais satisfaisant car le temps devient la seule préoccupation. Le temps ? Ou l’éternité ? Les hommes, en recherchant une jeunesse dans leur lit, ne font que ressentir davantage leur âge et leur décrépitude. Parfois, c’est la ou le plus jeune qui meurt. Un autre se souvient d’épisodes douloureux de son enfance qu’il tente d’exorciser. Un autre retrouve dans le cancer final une dignité perdue depuis la jeunesse. D’autres essuient la vengeance de leurs propres enfants. D’autres encore n’en peuvent plus de lutter contre des moulins à vent et acceptent de s’éteindre, doucement. On rencontre une mère dictatoriale qui se croit dévouée. Un homme de quatre-vingt-sept ans se retrouve père célibataire. Des vengeances d’une vie ratée surgissent et anéantissent. Un autre ne meurt serein que dans le monde des chiffres d’affaires et des bénéfices. Une autre – elle a cinq fois vingt-cinq ans – se demande comment cinq générations peuvent cohabiter sur cette terre : question fort judicieuse, au demeurant, qui remet en cause l’idée d’une augmentation outrancière de la durée de la vie.
La dernière nouvelle retrouve une (légère) part de tendresse.
A lire ce qui précède, on pourrait croire qu’il faut être particulièrement masochiste pour lire les presque trois cent pages de ce livre, surtout si l’on appartient à ce fameux continent des plus de soixante-ans. Parfois, cela peut rappeler des souvenirs, des personnes proches ou lointaines. Ou soi-même… Mais nul n’est forcé de s’identifier à une ou un de ces personnages. Grâce à son écriture brillantissime, à son ironie, tendre ou vacharde, Régis Jauffret rend la lecture de Bravo jubilatoire, quels que soient les picotements ressentis de page en page.
