Milena Agus a fait une entrée remarquée dans la littérature italienne, en 2006, avec Mal de pierre, dont l’intrigue est issue de sa propre histoire familiale de l’auteure, avec sa grand-mère, toujours à temps et contretemps. Un magnifique souvenir de lecture !
C’est dire que c’est avec appétit que j’ai ouvert Prends garde. Nous sommes dans les Pouilles, cette partie de l’Italie en face des Balkans, à la hauteur du talon de la botte. Le livre a deux entrées. L’une est celle du récit historique des événements par Luciana Castellina, journaliste très engagée à gauche. L’autre est une fiction reliée à ces évènements, écrite par Milena Agus.
J’ai commencé par le récit historique de Luciana Castellina. Le 6 mars 1946, à Andria, une foule affamée s’en prend, sur un malentendu, à quatre sœurs appartenant à la bourgeoisie rurale, restées au village alors que tous les autres l’avaient déserté. Elles sont lynchées, deux d’entre elles meurent. Pour la foule, elles sont « coupables pour des raisons historiques. Pour des raisons de classe » (page 11).
A partir de cet événement dramatique, Luciana Castellina revient en arrière pour explorer, sans fioritures, ce qu’elle appelle « La guerre civile des Pouilles : 1943-1946. Une histoire quasiment inconnue. » (page 15). Description du chaos généralisé dans cette région, la plus pauvre d’Italie, avec une bourgeoisie rurale exploitant brutalement un prolétariat totalement démuni. En 1943, les Anglo-Américains débarquent en Sicile et occupent cette partie de l’Italie qui, d’un coup, se retrouve dans le camp des Alliés. Les soldats italiens sont démilitarisés, l’administration locale est divisée et en ruine. La bourgeoisie s’enfuit à Naples et à Rome. L’archevêque exhorte à la prière pour « La Sainte Vierge » Restent les journaliers, plus pauvres qu’avant. Le PCI (Parti communiste italien) monte en puissance. « Chacun trouvant au sein de sa propre famille, une vision opposée : dans les familles bourgeoises, l’idée que rien n’avait changé ; dans les familles de paysans, l’attente messianique d’un monde totalement nouveau. » (page 29). Quand en 1945, la guerre prend fin dans l’ensemble de la péninsule, se poursuit dans les Pouilles une guerre civile « plus cruelle que la précédente. » (page 57). La tension sociale s’accentue. Qui aboutit au drame de Andria, suivi d’arrestations qu’une note officielle qualifie de « disproportionnées ». Aux élections municipales suivantes, la Gauche l’emporte largement.
Le récit et l’analyse de Luciana Castellina, tout arides qu’ils soient, sont passionnants en évoquant cette page d’histoire enfouie dans le passé, pourtant exemplaire de ce que furent, dans l’affrontement et l’espoir, le paysage politique non seulement des Pouilles, mais de l’ensemble de l’Italie et d’une grande partie de l’Europe, entre sortie de guerre et exigence de renouveau. C’est ainsi que débutèrent ce qu’on a appelé plus tard « Les Trente Glorieuses »…
Et le récit de Milena Agus ? Son ambition est « de remplir les vides de cette histoire vraie grâce à son imagination. » Elle concentre son récit sur les quatre sœurs Porro vue par une narratrice qui est leur amie, du même milieu bourgeois qu’elles, mais décalée. Elle regarde, avec une condescendance amusée, la vie confinée des quatre sœurs et leur petite bonne, Angela. Retour vers un âge qui semble venir de la profondeur du temps passé. Non mariées, figées, corsetées, ne riant qu’en mettant leurs mains devant leur bouche. S’extasiant sans fin sur les broderies et la finesse des tissus de leurs vêtements. Ignorantes totalement de ce qui se passe au-delà de leurs murs. Quant à leur amie la narratrice, dont la vie est également très limitée, elle aime l’idée de la transgression. Elle s’affirme rebelle, jusqu’à en tomber amoureuse du leader syndical. C’est parce qu’elle voulait l’écouter qu’elle était présente, ce fameux 6 mars 1946. Après cette terrible date, les deux sœurs survivantes tentent de reprendre la même vie. Mais quelque chose se dérègle. La petite bonne, Angela, n’est plus aussi obéissante. Quant à leur amie, prise par le vertige de la culpabilité, elle veut ouvrir sa propriété, rendre visite aux pauvres, découvrir une autre vérité, changer le monde. Est-ce possible ? La réponse est cinglante.
Milena Agus met en scène des destins individuels, conformes ou transgressifs par rapport au milieu social. La question est intéressante. C’est bien narré, bien observé. Mais, peut-être parce que je sujet ne s’y prête pas, je n’ai pas retrouvé la part de réalités imbibées d’imaginaire qui m’avait tellement enchanté dans Mal de pierre.