Le principe, c’est celui « d’incertitude » élaboré par le physicien allemand Werner Heisenberg au début du XXème siècle, dans l’effervescence de la naissance de la physique quantique. Jérôme Ferrari interpelle ce physicien lauréat du prix Nobel en 1932, qui a « regardé par-dessus l’épaule de Dieu et lui est apparu à travers la mince surface matérielle des choses, le lieu où se dissout leur libéralité. » (page 12). Car il a découvert avec effroi que « (…) ce qui compose la substance du monde n’est pas matériel. » (page 18). Arrivé là, le lecteur peut avoir la tentation de s’arrêter tout de suite avec le sentiment de ne rien y comprendre. Il aurait bien tort. Car, si Jérôme Ferrari évoque cette découverte théorique fondamentale qui eut rapidement des effets concrets très directs et d’une violence non imaginable par ceux qui en étaient à l’origine, ce n’est pas pour asséner un cours de physique quantique. C’est pour développer une réflexion littéraire sur la notion d’incertitude à l’heure où les certitudes sont trop souvent considérées comme des vérités indépassables. C’est pour sonder le fossé entre des équations tellement concises et leurs effets si dramatiquement toxiques. Et quand le regard pourrait se faire trop lointain, l’auteur a l’élégance de mettre en scène sa propre interrogation sur ces mécanismes si peu accessibles au commun des mortels. Le savant, l’écrivain et le lecteur se retrouvent ensemble dans leur condition humaine fragile et faillible.
Le principe n’est pas un livre aride, ni ennuyeux. Werner Heisenberg, tout Prix Nobel qu’il soit, est un homme comme les autres, avec son aveuglement, ses regrets, ses remords, ses compromis et sa famille qu’il chérit. Il traverse les trois quarts du XXème siècle au cœur de ses tragédies. Après les débats scientifiques, emprunts de rivalités personnelles et de passions mesquines entre savants, arrive le moment où le IIIème Reich demande à ces mêmes savants de mettre au point une bombe atomique avant les Américains. On lui enjoint de rejoindre l’équipe dont le succès sonnera la victoire. Il n’est pas aveugle, mais reste quand même dans l’illusion de bâtir « des îlots de stabilité ». Jérôme Ferrari ne lui jette pas la pierre : « Il m’est si facile faire valoir (…) contre la naïveté de vos propres tourments la seule supériorité dont je dispose, celle, contingente mais indiscutable, que me confère ma date de naissance.» (page 71). Heisenberg travaille à la conception et la réalisation d’un réacteur nucléaire. Entre la conscience de mettre au point une arme plus terrifiante que toutes celles déjà conçues et celle de la course contre les américains qui ont exactement le même objectif, le désir de cohérence reste impossible. Le rêve d’une Athènes spirituelle dont il serait citoyen se disloque. Il se retrouve comme « l’homme que vous étiez devenu aux yeux de tous, le représentant d’une nation honnie qui occupait presque toute l’Europe en se souillant de crimes odieux » (page 85).
Arrive la fin de la guerre et le suicide d’Hitler que le physicien célèbre en buvant une bouteille de vin avec sa femme. L’auteur s’adresse à Heisenberg: « (…) même si vous savez que vous allez devoir à nouveau quitter votre femme, et vos enfants qui pleurent en vous reprochant de ne jamais tenir votre promesse de rester auprès d’eux, vous accueillez cette nouvelle avec un sourire plein de gratitude et de soulagement parce que, désormais, la guerre est finie, vous pouvez vous reposer, vous pouvez respirer librement et saluer le retour du soleil (…) » (page 102), page éblouissante où l’auteur imagine que le physicien vaincu pose au soldat américain qui vient de l’arrêter cette question : « Regardez et dites-moi, je vous en prie : comment trouvez-vous notre lac et nos montagnes ? » (page 103).
Quelques mois après, la première bombe atomique est testée dans le désert de Nouveau-Mexique. Un mois après, Hiroshima.
Les dix savants allemands – dont Werner Heisenberg – ayant collaboré au programme nucléaire nazi sont enfermés du cottage anglais de Farm Hall, sous la garde du commandant Ritter qui doit « subir chaque jour le récit de leur héroïsme dérisoire » (page 122). Coupés du monde, ils déversent les uns sur les autres leur culpabilité, leurs excuses, leur enfermement, leurs exigences dérisoires. Tableau assez effrayant de ces sommités intellectuelles réduites à leur humanité la plus médiocre faite de jalousie, d’aveuglement, de culpabilité et d’ennui. Et Ferrari de conclure : « Non, les choses les plus simples, ils ne les comprennent pas ». (page 134). Au bout de six mois, ils sont libérés et retournent dans leur pays en ruine, ne pouvant que déplorer la perte de leur innocence malgré leurs capacités intellectuelles hors du commun, leurs découvertes scientifiques au plus profond de l’univers, leur renommée retrouvée avant comme après la guerre,et leur éblouissement devant les beautés de la lumière se reflétant dans le Walchensee.
Ce livre reprend le genre incarné par Emmanuel Carrère, la fiction autobiographique. L’auteur s’immerge, par intermittence, dans le roman, lui donnant du recul, établissant une sorte de conversation entre son sujet, Werner Heisenberg, le lecteur et lui-même, non par narcissisme mais pour donner encore davantage de perspectives à son sujet, voire de vertiges. C’est rendu possible grâce à la phrase de Jérôme Ferrari, lyrique et concrète, sinueuse et précise, insolente et compatissante à la fois.
A ce titre, le dernier chapitre du livre est d’une singulière beauté, sorte de monologue de l’auteur errant dans quelque émirat pétrolier, symbole exacerbé du mondialisme triomphant, s’adressant encore et toujours au savant allemand. Il devient le soldat américain qui a arrêté Werner Heisenberg qui lui a demandé : « comment trouvez-vous nos lacs et nos montagnes ? Avez-vous jamais rien vu de plus beau ? » … « De ma vie, Je n’ai jamais rien vu de plus beau ».
Cette transmutation loin de tout réalisme est un superbe exemple de ce que la littérature peut faire de mieux : frôler l’indicible, comme la physique s’arrime à l’incertitude.

je me méfie de cette façon très (trop?) littéraire de raconter la science… Je demande à ceux qui se lancent dans cette entreprise de s’être eux-mêmes coltinés avec les équations. Qui est-il, ce Ferrari, quelle position divine occupe-t-il pour juger ainsi de Heisenberg? (chose qu’on pourrait dire aussi sûrement de nombreux spécialistes de la biographie de fiction, d’ailleurs)
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Avec presque deux mois de retard, je viens de lire ton commentaire… qui m’étonne.
De quel droit la science (comme la religion…) ne pourrait-elle pas être interrogée par la littérature ? Sous-entends tu que l’écrivain est un imposteur en s’arrogant une position divine ?
Dans ce livre, Ferrari ne « raconte pas la science ». Mais pourquoi ne pourrait-il pas partir de ce qu’il comprend de cette découverte pour écrire un livre ? Le genre « biographie de fiction » est-il condamnable ? Tant que c’est annoncé et assumé, je n’y vois rien à redire….
Ensuite la qualité du livre peut être variable. Ferrari aime mélanger les genres en convoquant des extraits de la Bible ou de Saint Augustin dans « Le Sermon sur la chute de Rome » (que je n’ai pas vraiment apprécié) et de « Où j’ai laissé mon âme », admirable livre sur la torture pendant la guerre d’indépendance d’Algérie.
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