Deux sœurs très différentes l’une de l’autre, une mère aussi harassante qu’originale, une époque, celle des années post soixante-huitardes où la révolution paraissait possible au bout d’un fusil en Amérique latine, dans une militance qui peut sembler absurde maintenant. Dans les yeux des autres est-il un livre de nostalgie post révolutionnaire ? Son propos est-il de mettre en distance cette époque où tout semblait possible, même l’impossible ? Pour mieux la brocarder ? Ou mieux la réhabiliter ? Résumer ainsi Dans les yeux des autres de Geneviève Brisac serait rabaisser ce livre à des souvenirs ressassés et des regrets stériles. Ce qui n’est pas le cas.
De quoi s’agit-il alors ? Les deux sœurs, Molly et Anna, partent faire la révolution au Mexique dans les années 70, avec leurs amants charismatiques, Boris et Marek, et leur mère, Melini, personnage hors norme, aussi fantaisiste que dictatoriale. Aventure qui ne finira pas bien, mais dont Anna, sous le nom de Deborah box, va tirer un livre qui sera un grand succès. Molly lui attente un procès qui stoppera net sa carrière littéraire. Des années après, Anna est contrainte de vivre chez Molly, et retrouve des vieux carnets rédigés à l’heure de la révolution.
Le livre reprend le rythme de ces vieux carnets que Anna relit en retrouvant son passé, interrompue par les appels de Melini, sa mère, redoutable dévoreuse de souvenirs. Les relations compliquées entre Molly et Anna, entre Melini et Anna donnent une tension dramatique au livre qui anime les réflexions mélancoliques d’Anna, mêlées de regrets et de culpabilité, communes à celles et ceux dont le rêve révolutionnaire fut la pierre angulaire de cette époque. Tout le livre est subtilement construit sur le balancement continuel entre ces années 70, pétries de ce rêve, et aujourd’hui, époque désabusée et cynique (à cet égard, les premières pages du livre sont très savoureuses). Mais Dans les yeux des autres n’est pas un livre d’ancien combattant soixante-huitard. C’est même parfois avec une certaine férocité que Geneviève Brisac décrit ces années.
En fait, il n’y a pas de vraie confrontation entre ces deux époques, même si Anna s’écrie « Venez, nous nous sommes trompés sur tout ! ». C’est plutôt une mise en perspective qui, à elle seule, est la véritable motivation du livre comme l’affirme cette phrase dans les dernières pages : « Elle saisit pour la première fois le sens de cette phrase qu’elle a mille fois répétée sans la comprendre vraiment : Il s’agit de faire de sa vie la matière d’une désillusion à décrire. »
L’important n’est pas seulement de vivre sa vie. C’est aussi la décrire, l’écrire. C’est probablement pour cette raison qu’on devient écrivain.
