Une femme échouée sur une plage, blessée, meurtrie, mourante… ? Elle n’est pas loin du village de sa famille, de son enfance, elle remonte le fil de sa généalogie, en appelant à son secours ses ancêtres et les dieux du vaudou…
« Bain de lune » est l’histoire de cette famille, les « Lafleur », paysans pauvres qui vivent dans un petit village isolé d’Haïti, Anse Bleue, « monde sans école, sans prêtre, sans juge et sans médecin » (page 60). Quatre générations qui vivent et subissent l’évolution de Haïti depuis les années 50, époque où le village vivait en quasi-autarcie, mais sous le joug de potentats locaux régnant sans partage sur la région. L’un de ces potentats est Tertulien Mésidor qui a accaparé toutes les bonnes terres de la région.
Tertulien, 55 ans, a un coup de foudre pour Olmène Dorival, 16 ans, qui fait partie de la famille « Lafleur », « paysanne nonchalamment accroupie à même les talons face à un panier de poissons, de légumes et vivres » (page 20). Coup de foudre, coup de sang pour Tertulien. Olmène se rappelle que sa famille a été brutalement dépossédée de ses meilleures terres par l’un des ancêtres de Tertulien. Olmène soutient son regard et lui trouve « la conscience tranquille ». Sa mère, Ermancia, lui prodigue des conseils de prudence. Olmène ressent « un plaisir diffus (qui) monta d’un point humide et chaud tout à l’intérieur » (page 35). Les dieux vaudous veillent, un ouragan passe. Tertulien et Olmène se revoient, toujours au marché. Il la désire « comme un voyou désire l’innocence d’une pucelle. Elle n’avait pas d’avis, si ce n’est qu’il était venu le temps pour elle d’être une femme. » (page 71). Un jour de marché, Olmène suit Tertullien, il la possède violemment, elle « retient un cri jusqu’à ce que la plaisir engloutisse la douleur ». (page 74). D’entrée le roman explore le plaisir et la domination, duo qui semble inextricable en Haïti.
En parallèle à cette romance violente, pour conjurer les malheurs venant des cieux ou des hommes, le village convoque les dieux vaudous et les rites catholiques qui se mélangent inextricablement. Les rites catholiques sont des appels au secours, alors que les transes vaudou-es sont des retours vers la terre natale et sacrée, la Guinée, d’où le peuple haïtien a été arraché par la Traite des noirs.
Tertulien vient demander la main d’Olmène à Orvil, son père, curieuse rencontre et court moment où le puissant dépend du faible, qui « tenait Tertulien, un seigneur des lieux, par quelque chose qui valait son pesant d’or, sa fille de seize ans ». (page 98)
Tertulien fait construire « deux pièces agrémentées d’une galerie à l’avant » (page 99) pour Olmène qui bascule dans un autre monde avec de belles chaussures et de belles robes venant de la capitale, Port-au-Prince. Tertulien se comporte en propriétaire d’Olmène. Très vite, celle-ci «ne goûta plus à aucune volupté » (page 106). Et lui sent sa virilité remise en question. « Olmène offrait ses offrandes à Erzuli (divinité vaudou-e de l’amour, belle coquette et dépensière, l’une des trois divinités féminines) afin que Tertulien ne connût jamais la paix de l’esprit. Jamais. » (page 107).
Olmène donne naissance à un garçon, Dieudonné. Quatre mois après, Tertulien donne une grande fête « seule fois où nous (le clan Lafleur) avons mangé en laissant même des restes ». (page 108). Bientôt « le malheur allait fissurer leurs vies. (…) C’était la dernière fois que les descendants des Lafleur se retrouvaient au grand complet » (page 109).
Dès septembre 1962, « l’homme au chapeau noir et aux lunettes épaisses » commençait à installer sa dictature. On reconnait facilement le sinistre « Papa Doc » qui va livrer son pays à l’arbitraire sanglant des « tontons macoutes » et détourner à son profit la majeure partie de l’économie haïtienne.
Le livre qui, jusqu’ici, était une description d’un type de domination ancestrale, change de ton. Il devient la chronique des cinquante années où Haïti est tombée de crises en spoliations sous le joug d’un système politique tyrannique et surveillé par le voisin nord-américain.
Le nouveau pouvoir organise sa propagande et son système policier. Dorcélien, le chef de section, organise des convois pour emmener des hommes pour des rassemblements en l’honneur de « l’homme au chapeau noir et aux lunettes épaisses ». Léosthène, l’un de deux frères d’Olmène , s’en va « dans la grande bouche dévoreuse de Port-Au-Prince. (…) ; il était parti sans livrer son secret ». A la pauvreté immémoriale de Anse Bleue vient se juxtaposer un régime d’autant plus dictatorial et menaçant qu’il reste lointain, mais relayé localement avec zèle. « Parmi ceux qui restèrent, certains s’acharnèrent en silence à amadouer une terre qui se rebiffait, en chassant le souvenir des camions. Ceux qui ne se taisaient pas furent pris dans la fièvre bleue des milices et parlèrent haut et fort. » (page 115). Normil Exilien, commerçant à qui « Tertulien vendait du café, de bois et des terres prises de force à des habitants des cinq villages sur lesquels il régnait, était devenu un homme puissant ».
Tertulien, pour avoir voté en faveur d’un mulâtre opposé au dictateur, déplait à Normil, devenu un des sbires du pouvoir. Pour se faire pardonner, Tertulien fait allégeance en tuant un paysan qui est enterré dans un trou qu’il fait creuser hâtivement sur son domaine, non loin de la maison d’Olmène qui « chanta pour ne plus entendre la vacarme des pioches » (page 127). Elle décide de partir, laissant son fils à ses parents. Tertulien, quatre jours après, leur « intime l’ordre de la ramener à la raison et, chez elle. » (page 131). En vain. Dieudonné, son fils, devient alors « insignifiant. Négligeable. Un enfant naturel, illégitime. » (page 131).
Commence pour les habitants de Anse bleue, une période où « nous serions désormais tous, à Anse bleue, encore plus qu’avant, devancés par des évènements venus d’ailleurs. Et puis, nous trainerions les pieds à cause du poids de ceux que nous allions nous-mêmes engendrer. » (page 135).
Le prêtre local, le Père Bonin, appelle à la rébellion. « Vous n’avez pas tout à accepter, à tout avaler sans mot dire, sans opposer la moindre résistance » (page 135). Une certaine incompréhension s’établit entre le village et lui à cause du culte vaudou dans lequel le prêtre ne voit que « des rites de sauvage ». (page 135). « Père Bonin a fini par nous aimer tels que nous étions. Nous avions fini pas aimer sa tendresse rugueuse. » (page 137). Fénélon, le deuxième frère d’Olmène, s’engage dans la milice, d’abord pour se venger des bourgeois, puis pour « distiller de petits malheurs. Goutte à goutte. En attendant de leur en causer des plus grands quand l’occasion se présenterait ». (page 139)
Dieudonné grandit dans ce nouveau contexte, sans père – qui ne le reconnait plus -, sans mère – qui est partie -, mais entouré par ses grands-parents, ses oncles et ses tantes. Il doit se rendre « invisible comme une lampe dans l’incendie de l’enfer » (page 143). Sa famille accepte certaines largesses de Fénelon dont il bénéficie en tant que milicien, en fermant les yeux car, ainsi, « la misère relâchait son étreinte » (page 146).
Un étranger hagard et affamé apparait. On le secourt du bout des doigts. Il s’en va. Quelques jours plus tard, Fénelon s’enorgueillit de l’avoir tué, ainsi que le paysan qui l’accompagnait pour lui montrer le chemin. On apprend plus tard que cet étranger est un kamoken (opposant à la dictature de PapaDoc). L’horreur devient manifeste, la crainte, toute-puissante, la misère redouble, la terre elle-même se rebiffe, d’autant que l’abattage des arbres pour faire un barrage au profit d’un potentat local détruit les barrières naturelles…
Une lettre du kamoken est retrouvée, destinée à ses parents : il évoque ce « pays qui est entré dans une longue saison de deuil » (page 162) et parle de la résistance qui s’organise. Il sait qu’il est en danger, qu’il va probablement être tué. Quand le Père Bonin lit et traduit cette lettre, la sidération est entière. « Nos interrogations enjambèrent la peine, le courage et les larmes, nous laissant face à un gouffre. » (page 165).
Les années passent, plutôt mal que bien. Dieudonné devient adolescent. Léosthène revient au pays après une quinzaine d’années d’absence, avec de nombreuses valises et « habillé comme pour un mariage ou un baptême, avec des chaussures vernies et un chapeau de feutre marron » (page 175). Il était parti à Miami et revenu en avion. Il décrit Miami comme une ville de rêve. Il livre seulement à son frère et à son cousin la vraie histoire du cauchemar de la traversée de Haïti à Miami. Il constate le déclin de son village, son embrigadement. Il préfère repartir.
Orvil n’a plus qu’à mourir, « c’était un monde qui s’effaçait » (page 199). Dieudonné grandit, rencontre Philomène, lui fait quatre enfants, sans compter ceux qu’il a avec d’autres femmes. Les sermons du père Lucien, lointain successeur du Père Bonin, arrivent à convaincre les villageois que l’homme à chapeau noir et lunettes épaisses n’est pas une fatalité. De jeunes coopérants étrangers cherchent à les connaitre mieux qu’eux-mêmes, leur humilité ne parvenant pas tout à fait à abattre la méfiance les villageois. Le Parti des Démunis prend de l’ampleur, se fortifie et montre l’absurdité du régime présent. Affrontement sanglant avec le Parti des Riches. Un matin de février 1986, les villageois se réveillent « juste un peu plus attentifs à l’attente du bonheur promis » (page 218). L’homme à chapeau noir et lunettes épaisses s’est enfui. Fénelon, son représentant, se fait lyncher et tuer par la foule de façon atroce. Ermancia, sa mère, « s’écroula des jours durant pour pleure ce fils, s’abandonnant comme une noyée dans une eau gorgée du sel de ses larmes » (page 224). Elle mourra après la naissance des quatre enfants de Dieudonné, son petit-fils.
Le chef du Parti des Démunis, le prophète prend le pouvoir à Port-au-Prince. Il électrise la population. « Beaucoup ne voulaient pas se libérer de l’ensorcellement où les avait jetés le prophète. » (page 230). Rapidement, il trahit l’attente de ses partisans, devient dictateur comme son prédécesseur, est chassé du pouvoir, y revient un peu plus tard dans les bagages des Américains. Le prophète, c’est Jean-Bertrand Aristide qui a dominé la vie politique d’Haïti jusqu’en 2004. Durant ce grand charivari, les villageois se posent « des questions sur le chasseur et la proie, ceux qui écrasent et ceux qui sont écrasés. Sur ceux qui sont pauvres depuis le commencement et le resteront jusqu’à ce que résonnent les trompettes du Jugement dernier. (…) Nous avons prié avec un os au travers de la gorge et le goût du rêve dans la bouche (…)» (page 232).
Autre espoir… ou autre illusion : Abmer, le fils ainé de Dieudonné croit au développement, « un monde que lui avaient fait miroiter des vendeurs de miracle » (page 239). En même temps, « une manne miraculeuse, blanche comme la farine de la Multiplication des pains de Jésus » (page 242) était larguée depuis des avions : la cocaïne…
Jimmy, le petit-fils de Tertulien, revient au pays dont son grand-père fut le maître. « Alors, il nous sembla une fois de plus que rien ne s’était passé. Que le parti des Démunis n’avait pas existé. Certains d’entre nous se mirent à se méfier de leurs souvenirs. Allant croire que nos fièvres n’étaient que le fruit d’une hallucination collective. » (page 250). Et Jimmy d’affirmer : « Je suis de retour et vous allez le sentir. » (page 250).
Ce récit sur plus d’un demi-siècle est une plongée dans l’histoire de ce pays qui semble prisonnier d’un destin maléfique. Le grand talent de Yanick Lahens est de renverser cet aspect en décortiquant les mécanismes historiques et humains qui sont à l’origine de ce destin qui ne résulte en rien d’une quelconque malédiction céleste.
En contrepoint à ce récit familial, politique et historique, il y a cette femme échouée au bord d’une plage, aperçue dès le début du roman. C’est un ouragan qui l’a laissée sur cette plage. Elle porte des sandales rouges. Elle fait partie de la famille « Lafleur ». Elle se rappelle ses aïeuls et aïeules, Orvil, Ermancia, Olmène, Tertulien… Et Jimmy, l’homme qu’elle a aimé, qu’elle aime encore. Elle revient de loin. Elle invoque les divinités vaudou-es. De chapitre en chapitre essaimés tout au long du récit familial et historique, elle évoque sa propre histoire, reflet symbolique de celle de sa famille dans une échelle de temps totalement personnelle. Elle se rappelle ces vols d’avion mystérieux. Elle sait qu’elle va mourir et rejoindre les divinités du vaudou. Ce récit qui traverse en filigrane le reste du roman est d’une singulière et tragique beauté, dans l’appel aux divinités vaudoues qui survolent l’ensemble du livre, que cette femme, appelée symboliquement « Cétoute » convoque pour les rejoindre dans l’autre monde. Une vision du vaudou qui disqualifie la vision occidentale d’une simple pratique superstitieuse.
Ce n’est pas elle qui a le dernier mot, pourtant : c’est Abner, son frère, celui qui croit au développement. « Contrairement à nous, Abner, d’une machette invisible, semble arracher les broussailles et s’avançait. Nous avons régler notre pas sur le sien » (page 262). Surprenant épilogue, presque optimiste. Rien n’est fatal en Haïti.
Est-il besoin de dire que « Bain de Lune » est écrit avec une maitrise et une sensualité magnifiques, restituant la chair et le ciel, la terre et la lumière, la souffrance et le plaisir, les montagnes déboisées et les ouragans d’Haïtï, la pauvreté des habitants du village et la richesse de leur imaginaire, la dureté sans rémission des gens de pouvoir. Et aussi leurs rencontres, leurs confrontations, leurs mélanges …
« Bain de lune » vient de remporter le prix Femina. Amplement méritée, cette distinction met à l’honneur Yanick Lahens, la grande et splendide romancière de la terre haïtienne.
