Le ravissement des innocents – Taiye Selasi (Gallimard)

le-ravissement-des-innocents,M163661« Kweku meurt pieds nus, un dimanche matin au lever du jour, ses pantoufles, tels des chiens devant la porte de la chambre. » Le livre commence par la mort du père, qui, peu ou prou, a déterminé la vie de ses proches par ses réussites et ses échecs, son audace et sa fuite, son orgueil et sa lucidité. Kweku est un brillant chirurgien d’origine ghanéenne, vivant avec toute sa famille non loin de Boston avec sa femme, Folá, splendide et brillante nigériane qui s’est résolue à rester à la maison pour élever leurs quatre enfants qui se débattent tant bien que mal dans l’écheveau familial. Olu est l’ainé, qui sera médecin comme son père, les jumeaux, la belle Taiwo et l’artiste renommé Kehinde, ont une gémellité compliquée, Sadie a du mal à s’y retrouver dans cette famille où elle est la petite dernière ; elle ne connaitra guère son père.

Aux États-Unis, Kweku est victime d’une injustice professionnelle et, sans revoir sa famille, rentre au Ghana. C’est à son enterrement que toute la famille se retrouve à la fin du livre, une quinzaine d’années après.

Les presque 400 pages du livre, sous une forme délibérément non chronologique, parcourent les vies des membres de cette famille, à la recherche d’un équilibre perdu ou fantasmé, celui de l’enfance, celui de la famille réunie, celui d’un rêve de réussite dans un monde compliqué. Les familles africaines de Kweku et de Folá font partie d’une classe relativement aisée : ce livre n’est pas l’histoire de la misère, mais plutôt celui de l’instabilité sociale, due à la situation politique chaotique des pays d’origine, due au racisme toujours latent de la société américaine dont Kweku sera victime. Dénonciation d’autant plus marquante qu’elle s’exprime sans aucune diatribe, par un geste radical, la fuite. Le retour au pays est un geste désespéré, un retour contraint aux sources, sans idéalisation du pays natal, une histoire singulière de migration. D’autant que Kweku est le seul à être revenu définitivement dans son pays d’origine. Les autres s’éparpillent dans le monde : Folá reste en Amérique, Olu, l’ainé, vit avec Ling d’origine chinoise. Kehinde vit à Londres, Taiwo ne cesse de bouger. Sadie est encore trop jeune pour partir.

Ce livre n’est donc pas celui de l’enracinement. Délibérément, l’auteur a accentué cette absence d’ancrage en créant un mouvement continuel entre Afrique et Amérique dans la construction du récit. Finalement, les lieux ont-ils de l’importance ? Question en filigrane de tout ce récit qui lui donne une originalité bienvenue dans notre monde où la tentation est forte de faire coïncider le concept souvent douteux de « l’identité » à un territoire fixe à protéger.

Autre parti-pris de construction du récit : Taiye Selasi ne suit pas la chronologie des faits. Cela commence par la mort de Kweku et finit par son enterrement. Les trois chapitres s’appellent, dans l’ordre, « Le retour », « le voyage » et « le départ », volonté manifeste de bousculer la temporalité, sans toutefois rendre confuse la narration. Toute l’histoire de la famille est passée au mixer du temps déchiré et recomposé comme cet épisode tragique de l’adolescence des deux jumeaux qui est narré bien après, au moment des obsèques du père. Souvent, un détail vécu va entraîner un souvenir, dans lequel apparaît irrémédiablement un autre membre de la famille à une autre époque, comme une sorte de fondu-enchainé reliant sans à-coups des événements éparpillés dans le temps.

Le caractère cinématographique de l’écriture permet ces grands écarts car elle donne à voir. Elle s’inscrit dans une réalité décrite avec détails et précision. Peu de ruminations intérieures, mais des êtres (même des animaux) et des lieux visibles, vivants et mouvants, dans des lieux dont on sent les odeurs et la chaleur -ou le froid-, dont on voit les couleurs et les frémissements de l’air. Ces grands écarts sont reliés intrinsèquement par les liens familiaux, y compris dans l’absence. Risque de confusion pour le lecteur ? Non, car l’auteur donne, en début de livre, l’arbre généalogique familial, ainsi que la signification des noms.

Ce livre n’est en rien l’éloge de la famille traditionnelle,mais il est celui de l’inexorabilité du lien familial, même abîmé, mais jamais effacé. La famille se transforme et continue d’exister par-delà les continents, les générations, les accidents, les séparations, les conflits.

Tout ceci servi par une écriture fastueuse, sensuelle, colorée, poétique, des constructions de phrases aussi naturelles qu’inattendues, comme on en rencontre bien peu dans nos froides contrées. La référence à Toni Morrison est peut-être trop facile. Mais elle m’est venue très rapidement à la lecture de ce livre magnifique.

[ Le titre de la version française, « Le ravissement des innocents », aussi beau que mystérieux, a une début d’explication en pages 42 et 43 : le ravissement des innocents n’est ni la sottise, ni l’incapacité de voir les choses en face, mais la faculté d’accueillir la mort pour ceux dont l’existence semble à eux-mêmes insignifiante pour le monde. On peut aussi comprendre ravissement comme synonyme de rapt, celui que la mort inflige prématurément à ces mêmes personnes innocentes qui n’ont plus la place pour vivre….]

[ J’ai écouté avec grand intérêt et « ravissement », l’auteure, Taiye Selasi, sur France Inter dans l’excellente émission de Kathleen Evin « L’humeur vagabonde » diffusée le 25 septembre dernier mais toujours disponible en podcast. A regarder, aussi, la présentation du livre par l’auteure elle-même ]

Tayle Selasi (photo Franceinfo)
Tayle Selasi (photo Franceinfo)

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