Le Royaume – Emmanuel Carrère (P.O.L.)

Il ne m’a pas fallu longtemps pour acheter Le Royaume, d’Emmanuel Carrère, chez P.O.L, livre très attendu de cette rentrée littéraire 2014. D’abord, parce que j’apprécie beaucoup les livres de cet auteur qui marquera, à mon sens, la littérature de notre époque en ciselant un style et un genre très personnel. Ensuite parce que le sujet m’intriguait : de quel royaume s’agit-il ? Ni plus ni moins, celui des Cieux ? Pas tant que ça. C’est plutôt la création du récit sur ce Royaume dont il s’agit, ce récit contenu dans ce que l’on appelle « Le Nouveau Testament ».

Pourquoi Emmanuel Carrère s’est-il engagé dans une telle entreprise ? Il a été chrétien à un moment difficile de sa vie. Seulement pendant trois ans. C’est ensuite qu’il a enquêté sur cette croyance venant de peu de textes, ceux réunis dans le Nouveau Testament. Cette croyance totalement farfelue, défiant toute raison, dépassant en absurdité n’importe quelle légende exotique. Et qui a pourtant dominé une large partie de la planète jusqu’à récemment.

Carrère a écrit ce livre comme le résultat d’une enquête de la même façon que pour deux de ces autres livres, L’Adversaire, sur Jean-Pierre Romand, mythomane qui a tué toute sa famille, et Limonov, ce chef de parti d’extrême-droite russe mais aussi, écrivain reconnu qui a bourlingué aux Etats-Unis et en France. Un genre très particulier d’enquête, dont Carrère est un des plus brillants artisans, qui consiste à se mettre lui-même en scène, non par narcissisme exacerbé mais par honnêteté, puisque une enquête, une biographie n’est jamais objective mais portée par la propre personnalité de l’écrivain. Avec ce mélange loin de tout attitude magistrale, Carrère établit un nouveau genre littéraire alliant érudition, rigueur et vie exposée à tout vent, D’ailleurs, dans Le Royaume, Carrère reprend ce thème en s’opposant à un texte de Marguerite Yourcenar qui, à propos de ce merveilleux livre que sont les Mémoires d’Hadrien, refuse de reconnaître ce qu’elle appelle l’ombre portée, c’est-à-dire l’haleine personnelle de l’écrivain sur le texte (page 384). Carrère pense que cette ombre portée est inévitable, doit être assumée et mise en scène, alors que la démarche de Yourcenar est portée par « une prétention à la fois hautaine et ingénue » (page 385). Dans le même sens, la décision du jury Goncourt de ne pas retenir Le Royaume dans la première liste d’ouvrages sélectionnés pour péché mortel d’égocentrisme exacerbé, me semble relever d’une incompréhension majeure de cette approche et en dit long sur le conservatisme de cette trop ancienne institution.

Cette enquête, puisque c’en est une, est bien plus compliquée que les deux précédentes, celles sur Jean-Pierre Romand et sur Limonov. Pour ces deux-là, Emmanuel Carrère avait une page blanche, pas ou peu d’informations en dehors de celles qu’il allait chercher. Pour celle-ci, il y a profusion d’écrits dont certains sont considérés comme sacrés. Carrère arrive donc bon dernier chronologiquement, sur un terrain particulièrement miné. Malgré cela, il s’y est attaché pendant plusieurs années, au risque de mécontenter une bonne partie d’une public, certains pouvant le trouver trop calotin, d’autres, trop mécréant, en ces temps où aborder la question religieuse peut devenir périlleux. Pour apprécier la lecture de ce livre, il vaut mieux mettre de côté tout sentiment religieux ou idéologique et s’ouvrir au risque de la découverte .
En ce qui me concerne, ayant étudié une partie de ces textes pendant mon adolescence, mais n’étant pas plus croyant que l’auteur, j’ai pu suivre les pérégrinations de Paul, Luc, Pierre et les autres pas trop difficilement, en pouvant m’appuyer sur mes souvenirs de mon adolescente « instruction religieuse ».

Revenons au livre lui-même.
La première partie, appelée
La crise, raconte les trois années où l’auteur a choisi de pratiquer le catholicisme à une époque de sa vie où il était profondément déstabilisé, vision assez classique de la religion comme refuge face à une réalité incompréhensible. Récit assez étonnant où on voit Carrère s’adonnant à des pratiques relevant presque de la bondieuserie mais qu’il explique en page 54 : « Ce que je voulais le plus au monde, c’était cela : être conduit là où je ne voulais pas aller. ». Cette forme élaborée du masochisme n’a pas duré longtemps. Il clôt ce récit avec cette phrase splendide d’orgueil et de prudence : « Je t’abandonne Seigneur. Toi, ne m’abandonne pas. » (page 142)

Le plus intéressant reste à découvrir. Vingt ans après avoir fréquenté les églises, écouté et lu les textes saints, y avoir crus, Carrère y revient, les relis, les décortique, les étudie. Non pour retrouver une Foi qu’il a abandonné, mais pour comprendre pourquoi ces textes écrits par d’obscures individus originaires d’une petite – mais agitée – région de l’empire romain, avaient pu susciter un telle vague que, pendant de nombreux siècles, la moitié de monde a cru à la religion dont ils étaient les textes fondateurs. A travers ces textes, Carrère a cherché à dessiner les traits de certains de ces individus, notamment Paul et Luc, et, dans une moindre mesure, Jacques, Pierre et Jean. Et d’y déceler les tensions, voire les oppositions entre ces différents personnages qui avaient des visions très différentes de ce mouvement tiraillé dans tous les sens suivant les personnalités et les origines de chacun. D’ailleurs, souvent Carrère n’hésite pas à faire quelques analogies entre ce mouvement en train de naître et qui s’appellera l’Eglise avec le mouvement communiste soviétique au XXème siècle, ce qui donne de savoureuses et éloquentes comparaisons. Et ce qui montre que les organisations obéissent à des lois de fonctionnement semblables, quel que soit leur objet,

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Saint Paul par Guido Reni (1634)
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Saint Luc par Guido Reni (1620)

Pas question de résumer ici les trois chapitres suivants (près de 500 pages …) dont les deux personnages clés sont Paul et Luc. Pourquoi ces deux-là ? Parce qu’ils ont pendant longtemps voyagé ensemble dans une grande partie de l’empire romain pour convertir Juifs et païens à cette nouvelle religion, le christianisme. Pourtant ni l’un ni l’autre n’ont connu Jésus de leur vivant. Alors que ceux qui l’ont connu et suivi sur les chemins de la Palestine restent cloîtrés à Jérusalem en cherchant, avec la peur au ventre, à annoncer la résurrection de Jésus qu’aux seuls Juifs. Et qui n’ont quasiment rien écrit de ce qui constitue le Nouveau testament à l’exception de Jean qui s’est mis à la tâche des dizaines d’années après. Paul et Luc à eux deux en ont écrits une bonne moitié.
C’est donc en étudiant plus particulièrement ses écrits que Carrère mène son enquête.
Enquête psychologique : comme dans
L’Adversaire et Limonov, les personnages de Carrère sont extraordinairement vivants, de chair et de son sang, avec de nombreux défauts et quelques qualités, placés dans leur contexte social et politique. La description physique de Paul est saisissante : « Il ne paie pas de mine : pauvrement vêtu, petit, râblé, chauve, les sourcils noirs se rejoignant au-dessus du nez. Il regarde les gens, autour de lui, comme un gladiateur regarde le public avant un combat. Sa voix est basse, il parle lentement au début mais à mesure qu’il s’échauffe, son débit se précipite, devient véhément, saccadé. » (page 161). Cette description correspond-elle à la réalité ? Il est, en tous cas, crédible, le personnage est campé, cohérent avec ce que l’on sait de lui, vivant et merveilleusement mis en scène.
Enquête historique puisque tout ceci se passe pendant le 1
er siècle quand l’empire romain est au faîte de sa puissance mais déjà gouverné par des empereurs plus ou moins fous comme Caligula et Néron, dont le mode d’administration avait comme objectif d’assurer la Pax Romana dans tout l’empire. « On ne peut pas dire que les Romains ont inventé la mondialisation, puisqu’elle existait déjà dans l’empire d’Alexandre, mais ils l’ont amenée à un point de perfection qui s’est maintenu pendant cinq siècles. » (page 183). Enquête historique sur le peuple juif qui n’a pas été le peuple le plus docile de l’empire romain, en cultivant son particularisme avec le minimum de concessions. Enquête historique sur l’apparition de cette nouvelle secte, les Chrétiens, détestés par les Juifs et qui ont été les boucs émissaires des difficultés de l’empire. Enquête historique sur la Grèce d’alors, dont Luc, né en Macédoine, est originaire et où Paul a exercé une grande partie de son apostolat. Enquête historique sur la naissance du christianisme et les terribles conflits qui l’ont traversé, comme ce qui est pudiquement appelé Le concile de Jérusalem. Sans compter la description de la destruction du Temple des Juifs à Jérusalem, une sorte de fin du monde…
Enquête sociologique où les disciples qui ont accompagné Jésus de son vivant sont décrits comme des gens du peuple, quasiment illettrés, trouillards et courageux en même temps. Avec aussi la description de ces colonies visitées par Paul : Corinthe, Athènes, les Galates en Asie Mineure, la Macédoine, Rome enfin…
Enquête littéraire aussi. Emmanuel Carrère est particulièrement sensible à l’écriture de Luc, à la fois historien et croyant, mais aussi metteur en scène de ce qu’il raconte, avec des procédés littéraires pour rendre le texte plus vivant, surtout quand Luc lui-même a été témoin de ce qu’il décrit. L’écriture de Paul, elle aussi, suivant ses lettres, va de la description sévère des errements de ses contemporains aux conseils moraux mais aussi en passant par des textes d’un lyrisme absolu comme le passage de la première Épître aux Corinthiens communément appelé
L’Hymne à l’amour (rien à voir avec la chanson d’Édith Piaf). Carrère évoque aussi l’écriture de Marc, brute de fonderie, tranchante, probablement la plus proche de la réalité. Et celle de Jean, entre mise en scène de sa propre présence auprès de Christ et mysticisme absolu dans l’Apocalypse.

Tout au long de ses pages, d’étranges découvertes : Paul, issu d’une famille juive aisée, n’a jamais cessé de travailler de ses mains et en était particulièrement fier. Des constats inédits : la rareté de l’imagerie religieuse sur les voyages de Paul. Des vérités méconnues : dans l’histoire des religions, nombre d’entre elles ne promettent pas la vie après la mort, ni ne cherchent à convertir. De stimulantes comparaisons : pour Jacques, qu’on dit être le frère de Jésus, Paul est l’équivalent de Trotsky pour Staline. Des affirmations décoiffantes : l’enseignement de Paul atteint une sorte d’éloge de la folie : « Que ce qui est folie aux yeux du monde, Dieu l’a choisi pour faire honte aux sages ,» (page 271). Et bien d’autres surprises.

Pour mener son enquête, Emmanuel Carrère s’affranchit de tous les historiens de l’époque, Suétone, Tacite, Pline le Jeune, Josèphe. « Lisant un historien quelle que soit son obédience, on voit comment il fait sa cuisine, on reconnaît derrière le goût que lui donne sa sauce les ingrédients qu’il est forcé d’utiliser – et c’est ce qui me fait penser que je n’ai plus besoin de recourir à un livre de recettes, que je peux me lancer tout seul. » (page 311)

Il livre aussi un autre procédé de fabrication auquel il est contraint de recourir : « J’ai refait pour mon compte ce que font depuis bientôt deux mille ans tous les historiens du christianisme : lire les lettres de Paul et les Actes, les croiser, recouper ce qu’on peut recouper avec de maigres sources non chrétiennes. Je pense avoir accompli honnêtement ce travail et ne pas tromper le lecteur sur le degré de probabilité de ce que je lui raconte. Pour les deux années passées par Paul à Césarée (où il a été emprisonné), je n’ai rien. Plus aucune source. Je suis à la fois libre et contraint d’inventer.(page 326). Il prend le risque de la liberté, de l’imagination.

Et cette question : Jésus est-il ressuscité ? Tant d’autres l’ont cru puisque c’est le cœur du christianisme : « Personne ne sait ce qui s’est passé le jour de Pâques, mais une chose est certaine, c’est qu’il s’est passé quelque chose. » (page 353). Mais, à la question : Êtes-vous chrétien, il répond « Non, je ne crois pas que Jésus soit ressuscité. (…)Seulement, qu’on puisse le croire et l’avoir cru moi-même, cela m’intrigue, cela me fascine, cela me trouble, cela me bouleverse. (…) J’écris ce livre pour ne pas abonder dans mon sens. » (page 354).

Exercice de masochisme ? Certainement pas mais plutôt volonté d’aller chercher, toujours par enquête à 2000 ans de distance, les bribes de ce que pourrait être la réalité. Recherche infructueuse, bien sûr, puisque le livre se finit par cette simple phrase : « Je ne sais pas. »

Carrère ne demande pas à son lecteur d’approuver ou non sa conclusion. Il livre sa perplexité et laisse le lecteur à ses propres interrogations, tout en proposant un récit de cette histoire extraordinaire, au sens propre de ce mot, qui a modelé peu ou prou notre façon de penser, notre civilisation. Et cela, en tenant le lecteur par la main en dissimulant son expertise sous une écriture facile à lire, souvent légère, parfois négligée, ce qui permet à ce pavé de 630 pages de se lire presque comme un roman policier.

Un grand et gros livre, qui se lit facilement, qui apprend et fait beaucoup réfléchir. Et qui est la poursuite d’un œuvre singulière.
Juste une inquiétude : dans une récente interview à Télérama, Emmanuel Carrère avoue ne plus savoir quoi écrire….

Emmanuel Carrère - AFP Photo/ Bertrand Guay
Emmanuel Carrère – AFP Photo/ Bertrand Guay

 

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