Cette biographie de Montaigne est le dernier livre que Stefan Zweig a achevé avant de se suicider avec sa femme Lotte, dans leur maison de Petropolis, au Brésil, le 22 février 1942. Pourquoi Zweig, ne pouvant plus supporter le naufrage d’une civilisation dont il a été un des hérauts, engloutie par la barbarie nazie, a-t-il écrit cette courte biographie de Montaigne ? Tentative de conjurer sa tentation du suicide ? On ne peut s’empêcher de lire ce court livre en pensant à la détresse ressentie par son auteur qui allait l’amener à mettre fin à ses jours de façon à la fois désespérée et totalement maitrisée.
Cette biographie s’articule autour de la notion de liberté, cette liberté tellement en danger à l’époque où Zweig écrit ce livre. Il s’attache à montrer que Montaigne a sauvegardé, toute sa vie durant, sa liberté de penser, d’agir, de ressentir, d’aimer, d’aller et venir, de rester ou de repartir, en alternant, en fonction des circonstances, les périodes de retraite et d’écriture et celles de voyages et d’engagements dans la vie publique. Cette liberté n’ était pas donnée d’avance à Montaigne, mais est le résultat d’un combat : « Ce combat qu’a mené Montaigne pour sauvegarder sa liberté intérieure et qui fut, peut-être, le plus conscient et le plus acharné qu’ai jamais livré un esprit humain, n’a en soi rien de pathétique, ni d’héroïque. (…) son combat se limite à la défensive, à la défense de ce bastion le plus intime, que Goethe appelait la « citadelle » et dont tout homme interdit l’accès aux autres. » (page 25). Combat au rabais ou seul combat lucide ? A l’évidence Zweig admire la portée philosophique ce combat, et la capacité de Montaigne de se préserver. Peut-être aurait-il voulu, lui-même, avoir cette même faculté… Ou bien ne fait-il que constater combien Montaigne et lui ne sont pas fait du même bois ?

La liberté peut-elle s’apprécier si on n’a pas subi de réelles contraintes ? Après « son éducation indulgente d’enfant gâté » (page 48), Montaigne connait la rigueur et le dogmatisme du collège de Bordeaux contre lesquelles il se protège en lisant de la poésie, Ovide, Virgile… A la sortie de collège, il mène une vie légère, il « contemple le monde de ces yeux curieux, pour voir ce qu’il peut apporter un monde et ce que le monde peut lui apporter. » (page 56). A la mort de son père, il doit gérer son héritage et reprendre certaines fonctions publiques paternelles, balayant ainsi le dandysme de sa vie de jeune adulte. C’est là qu’il prend une décision majeure : il abandonne le monde et ses charges pour vivre, réfléchir et méditer, et occupe une tour attenante à son château qui sera son lieu de méditation. Il y fait installer sa bibliothèque et écrire « Que sais-je ? » sur le mur. Il commence « une vie d’oisiveté créatrice. C’est ici, dans sa tour, que Montaigne devient Montaigne.» (page 65).
A l’opposé de cette retraite, Zweig, au même âge, mène une vie trépidante dans les années 20, où il parcourt l’Europe pour y rencontrer écrivains et artistes. Il devient célèbre avec sa nouvelle Amok, premier d’une longue série de succès de librairie, avec, notamment, des biographies de romanciers, de philosophes. Pacifiste, il milite pour une Europe unie.
Pendant dix ans, Montaigne va vivre avec les livres et par les livres pour partir à la recherche de lui-même en se frottant avec les Anciens, surtout grecs et romains, très peu avec les chrétiens. « (…) les livres donnent leur avis et lui répond par le sien. Ils expriment leurs pensées et suscitent chez lui d’autres pensées. Ils ne l’incommodent pas quand il se tait, ils ne parlent que quand il les interroge. C’est ici son empire. Ils servent son plaisir. » (page 68). Pendant ces dix années, Montaigne fera l’expérience de sa liberté la plus complète, n’ayant rien à devoir à quiconque à l’extérieur. « Celui qui pense librement pour lui-même honore toute liberté sur terre. » (page 93). Cela donnera Les Essais dans leur première version, qu’il décide de publier à Bordeaux.
Changement radical : il cesse ces années de réclusion volontaire pour partir en voyage dans une Europe secouée par de nombreux conflits, avec toujours comme seule exigence, sa liberté. « La route doit le conduire là où elle le conduira, l’humeur le porter là où elle le portera. Il veut, pour ainsi dire, se laisser voyager au lieu de voyager. (…) Il veut rester libre envers lui-même. » (page 104). Pendant dix-sept mois et dix jours, il pérégrine de Paris à Bâle, de Munich à Vérone, de Bologne à Rome, en ne dédaignant pas, ni les honneurs (il est nommé en grande pompe « citoyen de Rome »), ni les courtisanes dont il parle davantage que de la chapelle Sixtine et du Dôme de Florence. Il souffre de crises de goutte très douloureuses, à tel point qu’il songe au suicide –acte ultime de liberté. Il apprend qu’il est élu Maire de Bordeaux alors qu’il n’avait rien demandé. Le Roi de France le presse d’accepter. Il ne peut refuser. Pour une fois, il « ne peut se dérober quand un roi donne un tel ordre. » (page 114). Commence ainsi sa vie d’homme public, de conseiller du roi, entre peste à fuir et troisième tome des Essais à rédiger et publier. Il utilise son pouvoir d’influence et son amitié avec Henri de Navarre pour aider à mettre fin à la guerre entre catholiques et huguenots. Mais il refuse de se mettre au service du roi. Toujours sa liberté ! Il confie l’édition des Essais à Marie de Gournay, qui a l’âge de sa plus jeune fille. Et finit par embrasser celle à laquelle il n’a jamais cessé de penser de façon libre et sereine : la mort.

Oui, j’ai lu cette biographie de Montaigne comme une tentative de Zweig, grand admirateur de Dostoïevski, pour élever un rempart contre ses propres tendances suicidaires. Zweig a bénéficié, à sa façon, de cette liberté souveraine qu’il décrit comme étant la principale compagne de la vie de Montaigne. L’un et l’autre vivent dans des périodes extrêmement troublées, l’un et l’autre sont célèbres et bénéficient de la reconnaissance des autres. L’un et l’autre sont cosmopolites. L’un et l’autre n’ont pas peur de la mort. La différence entre eux deux est-elle l’épaisseur de ce rempart qui permet à Montaigne de se distancier par rapport aux épreuves de la vie ? Zweig était désemparé. Il a préféré se suicider. Ultime liberté ?
Il est bon de rappeler ça: « son combat se limite à la défensive, à la défense de ce bastion le plus intime, que Goethe appelait la « citadelle » et dont tout homme interdit l’accès aux autres » en ces temps où l’intime est considéré comme si peu de choses… J’entendais hier que je ne sais plus quel ponte de l’industrie du Net avait proclamé que peut-être l’intimité était-elle une anomalie… Montaigne, Zweig, tous deux pris dans un monde périlleux, mais qui ne l’est pas moins aujourd’hui, bien au contraire, alors qui est leur équivalent?
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Qui est leur équivalent ? Ben, je ne sais pas ! Tu as un nom à proposer ?
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