En France, le lecteur n’est pas habitué au format des novellas, longue nouvelle qui unit les lieux, l’action et le ton. C’est ce format que J.M.G. Le Clézio a choisi dans Tempête qu’il vient de publier chez Gallimard.
La première se déroule dans l’île japonaise d’Udo. Le narrateur – du moins le premier narrateur de cette novella – revient sur l’île pour se souvenir. De Mary, qu’il a aimée et qui s’est noyée en mer trente ans auparavant. Et aussi de cette autre femme violée par des soldats devant lui regardant sans rien faire pour empêcher ce viol. Pourquoi revient-il sur cette île qu’il a connue isolée et retrouve maintenant envahie par les touristes ? La réponse est donnée dès la fin du premier chapitre : « L’île est le dernier ponton, la dernière escale avant rien. C’est pour cela que je reviens. Non pas pour retrouver le passé, non pas pour flairer une piste comme un chien. Mais pour être sûr que je ne reconnaîtrai rien. Pour que la tempête efface tout, définitivement, puisque la mer est la seule vérité. » (page 23)
June est la deuxième narratrice du livre. Elle vit avec sa mère qui pêche les ormeaux comme de nombreuses femmes plus âgées qu’elle. June n’a jamais connu son père, un Américain disparu bien avant sa naissance. Elle est à l’école et n’a pas d’amies. Marginale, elle n’aime que la mer… Elle rencontre Monsieur Kyo, étrange étranger qui possède un attirail de pêche très perfectionné sans rien y connaître. Ils deviennent amis.
Je n’irai pas plus loin pour raconter l’intrigue, si intrigue il y a. Cette novella est le récit illuminé de deux destins qui se croisent, se jaugent, s’affrontent, s’effritent contre les murs d’un passé, pour l’un, inexpiable, pour l’autre inexplicable. L’un veut parfois faire payer à l’autre sa douleur et la honte de sa lâcheté impardonnable. L’autre veut retrouver son père inconnu dans cet étranger à l’étrange attitude. L’art de Le Clézio est de faire passer les frémissements de toute cette complexité dans une écriture limpide éclairée par la lumière de la mer et baignée par les vagues qui s’éteignent sur la plage ou se fracassent sur les rochers. J’ai retrouvé le talent incomparable de l’auteur pour faire ressentir les lignes mouvantes des paysages maritimes et les horizons incertains des îles auxquels répondent les détours et les incertitudes des personnages, où l’étranger peut être transformé en vache au détour d’une historiette locale, où un dauphin porte la jeune fille sur son dos. J’ai lu cette novella dans un état permanent de giration et de flottement comme dans une eau ne cessant d’aller et venir : rien n’y est immobile car seule la mort l’est. L’un et l’autre quitteront l’île, vivants : l’homme sera libre et prêt à tous les déplacements, la fille tournera le dos à son enfance…
Cette novella est une perfection littéraire et une belle méditation sur le pardon, la transmission, l’origine, l’oubli et la mouvance éternelle de notre condition humaine.
Après une telle réussite, il n’était pas facile de lire la seconde novella, « Une femme sans identité ». Le thème en est assez voisin, celui de la recherche de ses origines. On y retrouve la mer, celle du golfe de Guinée. La narratrice est une petite fille, Rachel. Au contraire de June dans la novella précédente, c’est sa mère biologique qu’elle ne connait pas et dont elle ira à la recherche. Elle vit avec son père, sa belle-mère qui la déteste et sa demi-sœur. Elle surprend les paroles de sa belle-mère, où elle évoque sa naissance « née d’un accident dans une cave ». Paroles destructrices dont elle cherchera à élucider la signification. Elle continue à vivre avec «ce nœud au fond au fond de mon cœur, ce coin enfoncé dans mon cœur.» Cette famille bosselée se retrouve dans la région parisienne à la suite d’une déconvenue de fortune. On suit les errances de Rachel au gré de son adolescence difficile, se cognant sur les parois du lourd mystère de son origine. Elle rencontre enfin sa mère biologique qui lui dévoile les conditions de sa venue au monde. Elle retourne en Afrique…
Le Clézio traite cette histoire avec talent pour conduire la narration entre embûches et rêveries avec un personnage principal, Rachel, campée avec toutes ses contradictions. Il n’oublie jamais complètement le contexte politique et social de l’époque évoquant au passage le sort des sans-papiers. La réussite de la première novella tenait à la rencontre inattendue entre la fillette et le vieil homme dont les propos et les échanges rendent la résolution du mystère fluctuante et labile. Dans la deuxième novella, la résolution du mystère tient d’une démarche plus classique, même si elle est dramatique. La narration est proche de celle d’un roman policier où l’enquêtrice est aussi la victime. Cela est intéressant mais plus convenu. Et manque aussi l’évocation sensuelle permanente de la nature.
En fait, cette deuxième novella souffre de la comparaison avec la première. Mais elle se hisse bien au dessus la moyenne de la production littéraire actuelle. On ne perd pas son temps en la lisant.