Les années insulaires – Philippe Le Guillou (Gallimard)

Les années insulairesLes années insulaires, ce sont les années 1970-1974, pendant lesquelles Pompidou avait l’ambition de projeter la France dans la « modernité ». Les Insulaires, c’est le nom d’un petit groupe qui se dresse farouchement contre cette modernité s’imposant par la démolition du pavillon Baltard et le « Trou des Halles » qui deviendra cette tragédie architecturale connue sous le nom de « Forum des Halles ». Le narrateur, Kerros, est peintre breton installé à Paris, proche des Insulaires. Il connait Pompidou, rencontré en Bretagne et revu parfois à Paris.

A travers les hésitations de Kerros se développe une réflexion sur l’émergence de cette modernité, concrétisée à Paris par la démolition d’endroits symboliques du XIXème comme les Halles ou les quais de la Seine, qui ont laissé la place à des symboles de cette modernité : un centre commercial et une autoroute urbaine avec, comme arrière-plan, le centre d’affaires de la Défense. Une exigence selon Pompidou : « Le Paris que nous transformons, il n’est pas pour nous, il est pour ceux qui viendront après nous » (page 72). Exigence dont les milieux d’affaires vont faire une source d’enrichissement important avec, parfois (souvent ?), quelques scandales financiers.

Dit comme ça, le procès est déjà fait et Pompidou, définitivement condamné comme celui qui a livré la France plus ou moins éternelle aux bulldozers sacrilèges. Mais la modernité, ce sont aussi des audaces stupéfiantes comme la construction d’un grand musée d’Art moderne, le futur Centre Pompidou. Il y a aussi les salons de l’Elysée refaits par le plasticien cinétique Yaacov Agam et le designer Pierre Paulin, salons que Giscard d’Estaing s’est empressé de cacher dans les réserves du Mobilier de la République.

georges-et-claude-pompidou-10746727utkgrKerros, peintre lui-même, encore plus ou moins figuratif, est étonné et très admiratif de la passion de Georges et Claude Pompidou pour l’art contemporain. Cela contraste tellement avec la politique très conservatrice conduite par le successeur encombré du Grand Charles, notamment sur les sujets « sociétaux » comme la peine de mort. Pompidou a refusé sa grâce présidentielle pour Buffet et Bontemps.  Sur l’affaire Gabrielle Russier, cette enseignante qui s’est suicidée après avoir été condamnée à de la prison pour avoir aimé un de ses élèves, Pompidou s’en sort avec érudition et élégance en citant une phrase de Paul Eluard écrite à propos des femmes tondues à la Libération. Mais il n’a rien tenté pour modifier le regard de son électorat sur de tels sujets.
C’est toute la contradiction de ce Président : sa vision de la modernité lui donnait une audace et une réelle passion pour la culture dans certains de ses aspects les plus novateurs ; son origine sociale et son engagement politique le laissaient stagner dans un conservatisme aveugle sur les grandes évolutions de la société.

les-annees-pompidou-de-philippe-guillouRevenons au livre.
On pourrait croire que Philippe le Guillou est peintre. Or il est écrivain. Vraiment bon écrivain pour rendre aussi vraisemblable les réflexions, les hésitations, les coups de pinceau, les sculptures brutes de Kerros ainsi que tout ce monde qui tourne autour de lui pour l’argent ou la reconnaissance sociale : les élites républicaines sont-elles avides de portraits comme n’importe quelle noblesse d’antan. Ceux que Kerros a fait du président Pompidou n’existent absolument pas dans la réalité.
Autre évocation qui correspond, cette fois-ci, à la réalité : l’évocation de la Bretagne et de son ciel changeant et lumineux, de sa côte âpre, de ses hortensias couleur « bleu de schiste », de ses « déchirures de lumière sur les dunes et les vagues » (page 118)… Décidément, Philippe Le Guillou est un peintre !
De Bilfot à Bréhec 120317 28Le personnage de Kerros a quelque chose d’émouvant et d’exaspérant dans sa façon d’être toujours assis entre deux chaises et sa propension à fuir à Venise ou en Bretagne quand cette situation lui devient insupportable. Pris dans les rets que le pouvoir lance aux artistes, il ronchonne et balance d’un pied sur l’autre, écartelé entre Les Insulaires et sa proximité avec Pompidou dont il admire la culture et la personnalité. Quand il ne tient plus un pinceau ou un burin dans sa main, il n’est plus un être d’exception, mais juste un homme, humain, très humain.

Beaubourg 110304 02Il y a un autre personnage dans ce livre, « le futur centre du plateau Beaubourg ». Même les Insulaires sont favorables à son architecture tubulaire et colorée. « Beaubourg serait une heureuse surprise, l’hésitation entre le paquebot et la raffinerie une allusion subtile, un hommage indirect à tout ce qui avait disparu avec la pulvérisation des pavillons des Halles. » (page 179). Curieux consensus sur un sujet qui n’a toujours pas fini d’être contesté  mais qui est plébiscité par les touristes du monde entier : le Centre Pompidou fait partie des cartes postales qui symbolisent Paris dans le monde entier.

A la fin du livre, l’auteur met dans la bouche d’un des Insulaires un grand cri d’alarme au moment de la guerre du Kippour qui enflamme le prix du pétrole : «  C’est terrible cette histoire lorsqu’on y songe, cette civilisation futuriste, délestée, ces villes de folie où l’individu n’était plus qu’un atome, toute cette utopie désincarnée qui se dessinait, et voici que l’homme revient, l’homme obscur, inchangé, belliqueux, périssable, avec les guerres, la maladie, l’érosion des forces comme aux temps barbares des conflits sans fin et des épidémies… » (page 296). Une époque se meurt, une autre renaît. Époque charnière qui ouvre le chantier des grands bouleversements qui marqueront les années 70 : ils touchent le cœur de la vie privée et publique – héritage de l’année 68 qui a secoué une bonne partie du monde occidental –  avec la libéralisation de l’avortement, l’émergence vigoureuse de la parole des femmes, la modification des rapports parents-enfants avec le recul du principe d’autorité… Cette décennie sera celle, aussi, de la fin de l’énergie facile, du début de la financiarisation de l’économie et, simultanément, du début du mouvement écologique (René Dumont aux Elections présidentielles de 1974, les premières publications du Club de Rome)… « Les Trente glorieuses » sont révolues. L’avenir est loin d’avoir un seul visage.

Le combat des Insulaires n’y peut rien : la seule nostalgie du passé ne porte aucune promesse d’avenir.

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